Légendes de la nuit

Les éditions Denoël ont eu l'excellente idée de rééditer (dans la collection Lunes d'encre) en un seul volume et sous le titre générique "Légendes de la nuit" quatre romans majeurs de Richard Matheson, publiés initialement entre 1954 et 1993. Autant le dire tout de suite : ceux qui détestent le bizarre et le surnaturel doivent s'abstenir et pour les autres, mieux vaut ne pas être allergique aux gros pavés puisque l'ensemble atteint tout de même au bas mot 896 pages, offrant de quoi frissonner pendant plusieurs nuits blanches consécutives. Toutes ces « légendes » ont déjà fait l'objet de parutions individuelles sous forme de romans séparés, ce recueil est donc l'occasion de découvrir ou de redécouvrir ces textes.

Je suis une Légende (1954). Robert Neville vit seul dans sa maison, qu'il a transformée en bunker. Il passe ses journées à réparer et consolider chaque porte et fenêtre. Il souffre visiblement de la solitude, et semble redouter la tombée de la nuit. Chaque nuit en effet, il doit subir les harcèlements et les attaques de ses étranges voisins. On apprend que l'humanité a dû faire face à un terrible fléau : un virus transmissible par le sang, dont les premiers symptômes sont l'hibernation diurne, l'allergie à l'ail, la putréfaction des chairs exposées à la lumière du jour et la soif inextinguible de sang frais. Personne à part lui ne semble avoir été épargné. Est-il pour autant le dernier représentant de l'humanité ? Après avoir rencontré successivement un chien errant et une femme, il comprendra qu'aux yeux du « nouveau peuple de la Terre », c'est lui le monstre, car il est le tueur des gens « normaux ».

Le Jeune Homme, la mort et le temps (1975). Richard Collier est atteint d'une maladie incurable. Il décide donc de passer le temps qui lui reste à vivre en faisant du tourisme sur la côte californienne. Après la visite nostalgique d'un paquebot, le "Queen Mary", premier du nom et déjà transformé en musée à cette époque (nous sommes en 1971), il s'arrête dans un somptueux hôtel de la fin du XIXe siècle. Il découvre la photo d'une jeune actrice – dont il tombe immédiatement amoureux – héroïne principale d'une pièce de théâtre jouée dans cet hôtel en novembre 1896. Il se documente sur le passé de la dame, dont toute la vie semble avoir été bouleversée suite à un événement inconnu survenu lors de cette unique représentation. Grâce à un procédé a priori basé sur l'autosuggestion, et affublé du déguisement approprié pour mener à bien son entreprise, il parvient à la rejoindre dans son époque, 75 ans plus tôt.

Otage de la nuit (1989). Un couple (David et Ellen Cooper) décide de se rabibocher en louant pour les vacances un chalet au bord de la mer, dans la région où ils firent leur voyage de noces. L'endroit est sinistre et glacial, mais ils décident de rester. Évidemment, on devine que tout cela va mal tourner pour eux. A la nuit tombée, pendant qu'Ellen dort, David va faire la connaissance de Marianna, une accorte et peu farouche voisine nymphomane qui va régulièrement revenir le hanter – et pour cause, puisqu'il s'agit d'un fantôme – avec un appétit encore très terrestre. Son couple y résistera-t-il ? Qu'est-il arrivé au précédent occupant du chalet ?

A sept pas de minuit (1993). Chris Barton, un chercheur abruti par le travail s'endort dans son laboratoire et découvre à son réveil qu'on lui a volé sa voiture. Il parvient néanmoins à rentrer chez lui en empruntant un véhicule et retrouve avec stupéfaction sa voiture garée à sa place habituelle. Ayant perdu ses clés, il tente de pénétrer chez lui par effraction. Mais est-il vraiment chez lui ? Un couple inconnu occupe désormais sa maison et le prend pour un cambrioleur. le mari, qui porte le même nom que lui, appelle la police. Il parvient à s'enfuir. Il téléphone à sa soeur qui ne le reconnaît pas. A-t-il perdu la raison ou tout ceci n'est-il qu'un gigantesque complot impliquant sa famille ? Mais s'il s'agit d'une invraisemblable machination, quel en est le but ?

Richard Matheson, né en 1926, devient célèbre dès sa première nouvelle "journal d'un monstre" publiée en 1950. Quatre ans plus tard, il publie son premier roman "Je suis une Légende", qui le propulse parmi les plus grands de la littérature du genre, il n'a alors que 28 ans. Journaliste, romancier, scénariste, il travaille régulièrement pour le cinéma et la télévision. Il signe plusieurs épisodes de "Twilight Zone / La quatrième dimension" et de "Star Trek", il écrit le scénario de "Duel" de Steven Spielberg, il adapte les contes d'Edgar Poe ainsi que ses propres romans pour le cinéma : "L'homme qui rétrécit" ("The Incredible Shrinking Man" en 1957), "Je suis une Légende" ("The Omega Man" en 1971, avec Charlton Heston, et, plus récemment, "I am Legend", sorti en 2007 avec Will Smith), "Le Jeune Homme, la mort et le temps" ("Somewhere in Time" en 1980, avec Christopher Reeve et Jane Seymour).

Le fantastique s'insinue dans les romans de Richard Matheson toujours de la même façon, comme par inadvertance, ce qui constitue en quelque sorte sa marque de fabrique. La recette est simple : choisir un personnage principal qui présente quelques défauts dans la cuirasse, et auquel il est assez facile de s'identifier, lui faire vivre des situations banales au départ, mais qui tournent rapidement au bizarre, puis au cauchemar. Et si le narrateur de chaque roman se résout progressivement à envisager des explications surnaturelles ou à basculer vers la folie, une porte de sortie rationnelle, voire une interprétation scientifique, reste néanmoins toujours possible. On frôle ainsi la paranoïa : Les vampires existent-ils ? Ou ne sont-ils que les victimes d'une pathologie et d'un virus par ailleurs étudié au microscope ? Peut-on voyager dans le temps ? Ou est-il ici simplement question du délire d'un homme en fin de vie, atteint d'une tumeur au cerveau et prenant ses désirs et ses hallucinations pour la réalité ? Les fantômes existent-ils ? Ont-ils le pouvoir de briser les couples ? Ne serait-ce pas plutôt un coup monté dû à une voisine trop entreprenante ? Et lorsque la réalité se dérobe, est-ce le résultat d'un vaste et diabolique complot ou existe-t-il d'autres explications encore plus étranges ? Dans chacun des cas de figure, les deux interprétations sont envisageables (dans les livres, pas toujours dans les films), et c'est au lecteur de se faire sa propre opinion.