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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Herman Melville prend d'emblée un parti osé : écrire une sorte de monographie romanesque sur la baleine et la chasse qui lui est faite au milieu du XIXème siècle.

Choix doublement hasardeux d'une part parce qu'à l'époque la connaissance des cétacés n'est pas mirobolante et d'autre part, parce que le sujet de la chasse à la baleine n'est ni très fédérateur ni très palpitant, a priori. Comme quoi, l'auteur démontre qu'on peut faire un véritable chef-d'oeuvre avec n'importe quoi, qu'il n'y a pas de mauvais sujet ou de petites portes d'entrée pour faire un grand roman, qu'il suffit d'un grand talent, et ça, Melville en a à revendre.

Il aborde, à travers le prisme de la baleine, l'univers dans son entier, où j'ai remarqué, pêle-mêle : l'économie, le consumérisme, l'écologie, les relations raciales entre les hommes, le système social d'un microcosme, les valeurs humaines, les passions, les mythes et les religions, l'histoire, la philosophie, le développement technique, la compétition athlétique, la législation, la solidarité, la folie, bref, le monde, à l'image de ses interminables océans où se meuvent nos augustes mammifères marins.

Quelle étrange activité tout de même quand on y songe ; il s'agit d'un bateau de pêche, mais à la vérité, on y chasse. On y chasse quoi ? le plus grand prédateur carnivore du monde, le grand cachalot aux terribles mâchoires. On le chasse comment ? À l'arme blanche (sachant qu'à l'époque, les chasseurs utilisaient déjà le fusil pour pratiquement tous les autres types de chasse). On le chasse où ? Sur la Terre entière et son vaste océan, autant dire une goutte d'eau dans une piscine. Dans quelle zone ? Dans la mince et improbable zone de contact entre ce géant des profondeurs aqueuses et ce frileux minuscule primate aérien. Avouez qu'il y a de quoi s'arrêter sur une activité aussi singulière.

Nous suivons donc le brave Ishmaël, en rupture avec le monde citadin de New York, qui s'embarque à la fois pour oublier, se sentir vivre, donner un sens à sa vie, et aussi se faire des petites montées d'adrénaline au passage. Une manière de Kerouac avant l'heure en quelque sorte.

Notre matelot par intérim, rencontre à Nantucket — le grand port baleinier de la côte est — un harponneur coupeur de tête, Queequeg, qui deviendra un ami indéfectible. Les deux gaillards s'embarquent sur le Péquod, un baleinier de réputation acceptable, à la tête duquel officie un obscur capitaine qui sème le froid dans le dos, avec son regard farouche et sa jambe de bois, ou, plus précisément, avec sa jambe d'ivoire taillée dans une mâchoire de cachalot.

On découvre vite que ce vieux fou de capitaine se contrefiche que des gars, voire un équipage complet risque sa peau, pour peu que lui, Achab, puisse assouvir sa vengeance envers celui qui lui a retaillé les mollets, à savoir, Monsieur Moby Dick en personne, un cachalot étonnamment blanc, doué d'un caractère assez vicieux (du point de vue de l'humain) pour qui essaie de lui planter un harpon dans la carcasse.

Vous avez compris que Melville fait de ce roman bien plus qu'un basique roman d'aventures, que de bout en bout, il lui donne une consonance biblique et que le nom d'Achab n'est pas choisi au hasard et qu'il fait visiblement référence au Livre des Rois de l'Ancien Testament où Achab, un roi d'Israël, estimait ne rien posséder tant qu'il n'aurait pu mettre la main aussi sur la vigne de Naboth. On peut en dire autant de beaucoup des noms utilisés dans le roman et qui renvoient quasiment tous à des passages de la Bible.

Le personnage du capitaine Achab est donc particulièrement intéressant, avec sa manie qui tourne à la folie de vouloir à tout prix la dernière parcelle de l'océan qui lui résiste, sa science et son caractère taciturne qui le rendent comparable au Capitaine Nemo de Jules Verne, mais je sens qu'il est grand temps de ne pas vous en dire plus si je ne veux pas déflorer davantage le noeud de l'intrigue pour celles et ceux qui auraient encore le bonheur de ne pas connaître la substance de cet immense monument de la littérature mondiale, père de tout un courant de la littérature américaine, en passant du Vieil Homme Et La Mer au célèbre Sur La Route.

Qu'est-ce qu'Herman Melville cherche à nous dire avec l'essence de ce livre ? On pourrait hasarder des milliers d'interprétations car, dans cette oeuvre, tout est parabole, tout est symbole, tout est à interpréter (bien que l'auteur s'inspire à la base de faits réels, notamment issus du livre d'Owen Chase à propos du baleinier Essex). Selon notre propre jus culturel on y lira des choses résolument différentes. Je me bornerai donc à n'en livrer que deux, plus que jamais d'actualité.

La première interprétation, c'est celle de l'homme qui essaie de maîtriser, de contrôler, de juguler la nature, la fantastique et surpuissante nature qui, quand il se sent trop fort, trop sûr de lui, lui rappelle qu'il n'est qu'un homme, un tout petit homme, et qu'Elle est grande, qu'Elle est éternelle tandis que lui est dérisoire, horriblement mortel et risiblement fragile.

Le cachalot géant l'a rappelé au capitaine Achab et le monde nous le rappelle à nous périodiquement, avec un tsunami, une sécheresse, un tremblement de terre, un glissement de terrain, que sais-je encore, un avion qui s'abîme en mer, tellement petit, tellement frêle dans cet océan qu'on n'arrive même pas à en retrouver la moindre miette...

La seconde interprétation, si l'on se souvient qu'Herman Melville s'est appuyé sur des éléments réels : le capitaine Achab s'inspire du capitaine baleinier Edmund Gardner, Moby Dick de Mocha Dick, du nom de l'île Mocha au large du Chili et que les informations monographiques de l'auteur proviennent en grande partie du travail d'un passionné anglais en 1831, Thomas Bill.

Bref, à cette époque, l'Atlantique est déjà largement écumé et il ne reste que bien peu de cachalots à y chasser. Les Américains, dont Gardner, s'aventurent à contourner le cap Horn pour aller faire une curée dans le Pacifique. Les populations locales, notamment chiliennes, ont voué une sorte de culte à Mocha Dick, espèce de grand démiurge qui lutta contre l'envahissante pression des baleiniers américains. Donc, surpêche et lutte des pays du sud contre les pays du nord, ça ne vous rappelle rien ?

Mais tout ceci, bien évidemment, n'est que mon tout petit avis planctonique qui évolue gauchement au milieu de l'océan de ceux qui l'ont dit et pensé mieux que moi, autant dire, une larve de krill, presque rien.

P. S. : la science a maintenant établi le pourquoi des fameuses attaques de cachalots vis-à-vis des baleiniers. Il est vrai que le mystère était doublement étrange : d'une part, seuls les individus mâles (et donc solitaires) attaquaient les bateaux, alors qu'on sait que les baleiniers étaient friands de tomber sur des groupes de femelles avec leurs petits. On aurait raisonnablement pu s'attendre à ce que des mères cherchent à défendre leur petit et s'en prennent aux vaisseaux responsables du désastre. Il n'en est rien. Alors pourquoi ?

Eh bien, c'est là que la littérature nous aide parfois à résoudre des énigmes et Moby Dick, en particulier, nous livrait une partie de la réponse, aux chapitres CXII et CXIII. Quel est le problème biologique posé ? Des mâles solitaires s'en prennent parfois — mais pas toujours — à des baleiniers. Essentiellement, de nuit. Étrange, non ? Comment ces mâles savent-ils, de nuit, qu'il s'agit d'un bateau qui pourrait éventuellement être un ennemi ?

On sait maintenant que c'est le plus parfait des hasards qui fait que les mâles cachalots communiquent en émettant des sortes de claquements agressifs à l'égard des autres mâles de leur espèces. Or, comme les baleiniers restaient parfois trois ans en mer, ils avaient à bord une forge, laquelle fonctionnait le plus souvent de nuit, car de jour, on était affairé à chasser la baleine. Et, précisément les bruits de marteau sur l'enclume imitent à s'y méprendre les claquements agressifs des mâles cachalots. Il était donc là, ce fameux mystère des attaques ciblées. Si n'importe quel autre type de bateau avait fait le même genre de bruits, l'addition aurait été la même à la fin : un bon vieux coup de boule de cachalot en plein dans la carène (mais pas dans l'étrave, car les cachalots ne se font pas face comme des béliers ou des cerfs).

Ci-dessous, les deux passages des chapitre CXII et CVIII :
« Cela fait, le charpentier reçut l'ordre de terminer la jambe pour la même nuit et de se procurer tous les accessoires nécessaires, indépendamment de ceux qu'on pourrait prélever sur la jambe suspecte encore en usage. En outre, ordre fut donné de monter la forge de la cale où elle dormait et, pour gagner du temps, le forgeron fut prié de se mettre sur-le-champ à forger toutes les pièces de fer paraissant nécessaires. »

« Debout à son établi, le charpentier lime activement, à la lumière de deux falots, le morceau d'ivoire, destiné à la jambe, serré dans son étau. Des plaques d'ivoire, des lanières de cuir, des mandrins, des vis et des outils de toute sorte sont étalés devant lui. Sur l'avant, à la flamme rouge de la forge, on voit le forgeron au travail. »
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En préliminaire je tiens à préciser que je ne suis pas un littéraire et je précise de surcroit que si je suis sensible à la beauté et à la grandeur des textes et aux effets de style ,j'ai la fâcheuse habitude de considérer les romans et tous les autres types de textes littéraires comme des sources historiques ou autres ( même les textes contemporains ) ...

Je ne reviendrais pas sur les aspects grandioses et envoutant de Moby Dick qui en font un fabuleux roman d'aventure édifiant ...
Ce texte est moins un texte épique que un conte moral selon mon humble avis ..
Sur le contexte général , je voudrais insister sur le fait que ce texte est quasiment un commentaire biblique qui tourne autour du Mal , qui est ici étudié dans ces différents aspects ( typologie ) mais surtout dans ses conséquences et ses procédés ..
Il s'agit d'un véritable monument de la littérature anglo-saxonne et sa résonnance fut immense dans ces sociétés où la bible était intimement connu de toute personne du fait des oeuvres de mise à disposition des deux testaments bibliques A LA PORTEE D'UN LARGE PUBLIC QUI LES CONNAISSAIENT ET LES RESSENTAIENT INTIMEMENT et qui jonglait spontanément avec ces connaissances ...
Le lecteur contemporain ne doit pas faire l'impasse sur cette donne au risque de tâtonner dans ses efforts pour comprendre intimement ce texte intimisme et intense sur la lutte du bien et du mal dans chaque conscience où les idées se déchainent comme les éléments et qui représente surtout le lieu où le libre arbitre ne semble pas toujours avoir sa place ,ce qui légitime le fait et la nécessité de présenter au public des imago apparemment soumises à la fatalité et destinées à nourrir une profitable réflexion .
Il ne me semble pas utile ici de présenter ce roman en détail et je ne souhaite pas non plus « spoiler « ,aussi je me contenterais de revenir sur les aspects et valeurs bibliques qui seront une piste utile pour appréhender ce texte à la manière des lecteurs contemporains de sa rédaction , qui soyez-en certains n'ont pas manqué de faire des associations d'idées avec des épisodes bibliques qui se télescopaient avec leurs expériences personnelles ...
Ismaël premier fils d'Abraham porteur d'espoir et au destin grandiose mais avortée en grande partie , car non dépositaire de l'alliance avec la divinité finalement .
Il symbolise la réponse humaine à la stérilité de la matriarche Sarah et il n'est « que cela » finalement .C'est un personnage très touchant , aimé de de dieu et qui de par sa destinée devra faire son chemin seul et qui devra compter sur ses propres ressources morales et matérielles pour réussir sa vie dans un anonymat biblique assez remarquable et lourd de sens ..
N'est-ce pas le destin de la plupart des êtres humains qui ont vécu et qui vivront jamais .. ??
Achab , roi d'Israël et persécuteur des prophètes sectateur à certains moments des dieux aux cultes interdis par l'alliance sacrée ..
Achab mourra et les chiens laperont son sang royal .
Achab est dans l'erreur et il symbolise la volonté qui se nourrit d'hubris au dépend de la sagesse qui consiste en grande partie à être clairvoyant en matière de dessins divins .
Achab est aussi à plaindre et dieu n'a pas fait que s'acharner contre lui et il a su répondre à ses prières lorsqu'elles furent sincères ..
Il est touchant car le repentir ne lui est pas inaccessible et parce que il témoigne de ce que la volonté ne suffit pas toujours pour s'affranchir de l'erreur de jugement et pour ne pas courir à sa perte.
Elijah fait référence à Elie ( Eliyahou ) le prophète de la rédemption , des temps messianiques et de la libération D'Israël ..
Il a prophétisé la venue du rejeton de David mais il reviendra aussi annoncer la parousie en même temps qu'il sera le témoin de l'effort des hommes pour accueillir ou rejeter la rédemption ..
Ill est donc prophète mais témoin sacré également ..
Cet aspect est à mettre en rapport avec l'Ismaël et l'Achab du roman ..
YONAS ( yns ) prophète est la clef de la compréhension du personnage ( ou de la métaphore ? ) du cachalot blanc ..
Il séjourna dans le ventre d'un grand poisson dans la grande mer ( Yam hagdola –la méditerranée ) .. son nom est ambigu car en hébreu il signifie colombe et en araméen : -grand – poisson ...
Il se lèvera pour prophétiser la chute de Ninive que dieu épargnera car ses habitants jeuneront en signe de repentir et au contraire d'Achab qui mourra dans la honte posthume ...
Le cachalot est blanc comme la colombe ...
Jonas est par ailleurs le seul prophète capable de s'apitoyer de la mort d'une simple plante !
Le cachalot du roman avale Achab plus qu'il ne le mange ...
Ce roman est beaucoup plus que la simple figuration de la lutte du bien et du mal .
Il est le témoignage que rien n'est simple décidément et que la victoire du bien ne peut être que le résultat de la volonté et de l'effort et que ce drame se joue et se rejoue perpétuellement dans chaque conscience qui fut et qui sera et qui fera ou dira (asah – léaguide ) des choses ou des paroles ( dévarim débarim ) ...

Moby Dick est quasiment la scénarisation d'une psychè , c'est l'effet que me fait ce texte ...
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QUEL CHOC !!!
Je m'apprêtais à tranquillement lire un roman d'aventure, un peu sur le modèle de l'Île au trésor de Stevenson. Erreur grave ! de l'aventure, certes on en a, mais la narration est tellement entrelardée de morceaux hétérogènes, que le fil du récit se perd totalement.

L'argument général tient en peu de mots. Ismaël, jeune marin de commerce cherche à s'engager sur un baleinier. Il s'embarque à bord du Péquod en compagnie d'un ami harponneur du nom Quequeg (un sauvage originaire des îles des mers du sud). Ce navire baleinier est commandé par le capitaine Achab, habité par l'idée fixe de tuer une baleine blanche du nom de Moby Dick.
Le Péquod, après avoir largement parcouru la planète à la poursuite de cette dernière, engage un combat qui sera fatal à tout l'équipage, excepté Ismaël qui en réchappe, et peut ainsi nous rapporter toute l'aventure. Cette histoire sur l'ensemble de l'ouvrage ne représente qu'environ un tiers de l'ensemble.
Bien sûr, du début à la fin Ismaël (le narrateur) ne nous entretient que de baleines et uniquement de ça, et ce, sous toutes les formes possibles. de quelles manières les chasse-t-on ? Qu'est-ce qu'une baleine ? En quoi elle diffère des poissons ? Comment est constituée sa physiologie interne ? Qui appartient à la famille des cétacés ? Toutes questions qui ne semblent avoir qu'un intérêt purement encyclopédique. Cependant tous ces chapitres qui annoncent des propos strictement scientifiques et rationnels s'achèvent par des envolées poétiques au souffle cosmique. Si, par exemple, l'on prend le chapitre, intitulé La fontaine, consacré au jet d'air et d'eau produit par les cétacés lorsqu'ils remontent à la surface, il débute d'une manière platement descriptive et s'achève par une image d'une beauté ineffable.
« L'idée que nous nous faisons du monstre puissant et brumeux s'élève et s'ennoblit à le voir voguer solennellement dans le calme des tropiques, sa vaste tête surmontée d'un dais de vapeur engendrée par son recueillement incommunicable, cette vapeur que vous verrez souvent glorifiée par un arc-en-ciel comme si le ciel lui-même mettait son sceau sur ses pensées. » Chapitre 86, la fontaine.


La version française que j'ai eue la chance de lire est due au travail talentueux d'Henriette Guex-Rolle. À aucun moment je n'ai senti des formulations artificielles ou plaquées ; le texte que j'avais sous les yeux coulait naturellement en français, ce qui je pense a dû être un travail colossal si l'on considère l'étrangeté des images poétiques. Plusieurs fois, j'ai ressenti le besoin de faire une lecture à haute voix, tant les mots que j'avais sous les yeux résonnaient fortement. Et cela fonctionnait parfaitement bien à l'oral et aurait pu être proféré devant un public, ce qui selon moi est un indice de qualité rédactionnelle.



De par ses envolées lyrico-poétiques ce roman n'est pas sans rappeler «  les travailleurs de la mer », toutefois contrairement à Hermann Melville, Victor Hugo ne nous abandonne pas, il reste présent, on le sent toujours là qui nous guide. Hugo place chaque élément du récit afin qu'il s'insère comme une brique indispensable à l'architecture de l'ensemble. Or Moby Dick n'apparaît pas selon un plan prédéterminé, sous une forme clairement charpentée. Non, j'ai plutôt ressenti une espèce de flux, de poussée interne, enfin quelque chose d'assez organique, un peu comme un arbre dont les branches se déploient au hasard des conditions propices. Ce livre est habité d'une impressionnante force vitale. Il y a un fond très archaïque, quelque chose qui s'apparente aux récits mythologiques antiques du type de l'Odyssée. Toutefois la référence incontournable est l'Ancien Testament. Moby Dick est sans doute une baleine, mais c'est surtout un « léviathan », un être terrible et monstrueux qu'aucune force humaine ne peut vaincre. Afin que la référence au Texte Sacré soit tout à fait claire, Melville situe d'emblée dans le prologue son récit dans un contexte biblique.

Et Dieu créa les grandes baleines : GENÈSE
Léviathan laisse derrière lui un sillage lumineux l'abîme semble couvert d'une toison blanche. JOB
L'Eternel fit venir un grand poisson qui engloutit Jonas. JONAS
Là se promènent les navires
Et ce Léviathan que tu as formé pour se jouer dans les flots. PSAUMES
  Ce jour-là, Yahvé châtiera de son épée dure, grande et forte
Léviathan, serpent fuyard,
Léviathan, serpent tortueux ;
Et il tuera le dragon de la mer. ISAÏE

Ces citations viennent tout de suite après une recherche étymologique sur l'origine du mot baleine, car : « Au commencement était le verbe ».

Moby Dick n'est donc pas un uniquement un très gros cachalot, mais un être funeste engendré par le Créateur dans le but de punir tous ceux qui ne respectent pas la Loi ; toute rencontre avec ce monstre est nécessairement fatale pour celui qui le défie. Or le capitaine Achab l'ose, il ne craint pas la Création et son Auteur, c'est un blasphémateur. À noter que le nom « Achab » est issu de l'ancien testament. Achab désigne un roi impie d'Israël qui se vouait à un faux dieu (Baal) et défiait Yahvé en combattant le prophète Élie. Ce roi sacrilège mourut criblé de flèches, et les chiens se désaltérant de son sang : cette mort était conforme aux prédictions d'Élie. Ainsi, de par son nom même, le capitaine du Péquod vit sous la marque d'une malédiction. Il est prédestiné à combattre Moby Dick et par là à braver la création. Achab agit malgré lui : une force le possède. Et la puissance de cette possession est telle que tout l'équipage est entraîné dans cette aventure funeste ; même ceux, qui à l'instar du second, Starbuck, ont conscience de l'issue inéluctablement fatale de l'aventure, ne peuvent résister à cette force morbide. Cette faiblesse de la volonté humaine devant la puissance divine est manifestée dans un sermon sur Jonas, au début du roman, et résonne comme une prophétie.

«  O père – Toi dont je connais avant tout la colère – mortel ou immortel, me voici sur le point de mourir. J'ai lutté pour être tien, plus que pour appartenir à ce monde ou m'appartenir à moi-même. Et pourtant ce n'est rien.. Je t'abandonne l'Éternité, car l'homme, qu'est-il pour prétendre à la durée de son Dieu ? »

Ne reste plus dès lors à l'homme qu'à se consoler de sa petitesse en chantant la grandeur de la création. Et l'on peut considérer que la presque totalité de Moby Dick n'est qu'une sorte de vaste chant. Melville le met en oeuvre en utilisant des formes très diverses : comme nous l'avons vu, par des prédications, mais sont également utilisées des formes théâtralisées. Par exemple, le chapitre 40 emprunte au modèle de la tragédie antique, avec choeur et contre choeur ce qui aboutit à une scansion incantatoire. Mais aussi sur le mode plus traditionnel du dialogue, avec entrée en scène et didascalies (indications de jeux de scène) dans le chapitre 108 dont le titre : « Achab et le charpentier. le pont. Premier quart de nuit » me semble annoncer le caractère théâtral de la séquence, mais l'indication suivante va apparaître beaucoup plus explicitement théâtrale : « Achab s'avance. Au cours de la scène suivante le charpentier continue à éternuer à intervalles ». D'une manière générale l'oralité est cultivée dans l'ensemble du texte. Et là, je pense notamment au chapitre 48, dans lequel on trouve un passage qui n'est qu'une suite de jurons, d'interjections, ou de simples cris ; les répétitions et les assonances y ont une bonne place. Je ne résiste pas au plaisir de vous en donner un extrait dans la version originale, que Nastasia-B m'a gentiment fourni.

« Hurrah for the gold cup of sperm oil, my heroes! Three cheers, men? all hearts alive! Easy, easy; don't be in a hurry? don't be in a hurry. Why don't you snap your oars, you rascals? Bite something, you dogs! So, so, so, then:?softly, softly! That's it?that's it! long and strong. Give way there, give way! The devil fetch ye, ye ragamuffin rapscallions; ye are all asleep. Stop snoring, ye sleepers, and pull. Pull, will ye? pull, can't ye? pull, won't ye? » Chapitre 48 : première mise à la mer.


Au fur et à mesure de la lecture il m'est apparu que si une adaptation théâtrale n'avait pas été faite, ce roman eût mérité que l'on s'y attelât. Après une petite recherche, j'ai effectivement trouvé une adaptation théâtrale française, qui a été jouée vers la fin des années 80, manifestement dans une mise en scène assez innovante, par le Roy Hart theatre (compagnie basée dans les Cévennes). Mais bien entendu l'adaptation la plus célèbre est celle que John Huston a faite pour le cinéma en 1956 ; et je ne vais pas manquer de regarder ce film.


Enfin, pour conclure, parce qu'il va bien falloir que je finisse : même si j'ai un peu de mal tant ce texte m'a bouleversé, ce livre proprement stupéfiant, hallucinant et halluciné m'a dévoilé une part des fondements mythiques de la société américaine. Merci Hermann !
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Lu une première fois en 2018 en duo avec mon fils de 9 ans, et relu pour les cours de français de 5ème.
Même si mon p'tit loup peut se débrouiller seul, il goûte encore le plaisir de partager les lectures sympa avec sa maman.
La première fois, nous avions découvert Moby Dick dans un album illustré par Jame's Pruniet qui fut un grand moment d'émerveillement. L'album est de grande taille et les peintures à l huile sont magnifiques. On a l'impression de contempler des tableaux.
Cette fois, nous nous sommes penchés sur un roman en version poche et même si le plaisir des yeux n'y était pas, l'imagination a vite pris la suite.
On a très vite été captivé par le récit d'Herman Melville. Ça sent bon l aventure, la mer, le dépassement de soi, le danger, la survie.
Ishmael le héros aime bourlinguer, partir à l aventure. Sur terre, il ne tient pas en place. Il embarque avec Queequeg un homme de nouvelle Zélande qu' il prend d abord pour un cannibale et qui deviendra son ami à bord d' un baleinier. le capitaine du Pequod n a qu'une obsession: retrouver et tuer Moby Dick, une énorme baleine blanche rusée qu' il déteste.

Depuis sa précédente rencontre avec la baleine, le capitaine est devenu fou, ivre de rage et de rancoeur, assoiffé de vengeance.

Un incroyable face à face entre l homme et la nature.

2éme lecture aussi plaisante que la première peut être même meilleure.
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David Herbert Lawrence qui détestait la philosophie et surtout Kant, "la bête", aimait pourtant une autre bête, Moby Dick. Il lui consacre le chapitre 11 de ses Essays on Classic American Literature, et je ne vois pas bien ce qu'on pourrait dire de mieux sur le sujet que ce qu'en a dit ce provocateur surdoué. Evacuons la zoologie: Moby Dick est un grand cachalot (sperm whale) et non pas une baleine. Mais Moby Dick est aussi un symbole. Symbole de quoi? Melville, selon Lawrence, n'en était pas sûr lui-même et c'est bien tout l'intérêt de ce roman qui peut se lire au moins deux fois dans une vie; enfant pour l'aventure et plus tard, pour filer la métaphore jusqu'au au bout du filin, là où se plante le harpon. Trois jours de combat mystique perdu, pour Lawrence, c'est la malédiction de l'Amérique blanche qui entraîne dans sa noyade toutes les autres ethnies embarquées avec elle dans sa quête folle, pour quelques pièces. Moby Dick c'est aussi Jesus et Socrate que le pouvoir pourchasse et crucifie, causant sa propre perdition. "Captain Ahab", pour Melville, toujours selon Lawrence, c'est, déjà en 1851, le maniaque fanatique américain qui engloutit tout avec lui dans son projet de civilisation dérisoire et l'océan fait en sorte qu'il soit oublié pour toujours. "and the great shroud of the sea rolled on as it rolled five thousand years ago."
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Moby Dick, roman emblématique de Herman Melville, est un océan à lui seul, une lame de fond, un tsunami qui emporte tout, les éléments et les hommes avec. C'est une épopée, une tragédie antique, des forces souterraines et invisibles sont réunies ici pour conduire les personnages de ce récit dans une longue descente en enfer.
Les héros sont beaux, sont fiers, déjà abîmés par des siècles de misère et de fatalité. Savent-ils le destin qui les attend ? Même s'ils le savaient, je crois bien qu'ils iraient quand même dans cette aventure. Au fond, je pense qu'ils le savent déjà. Intimement.
Lorsque je me suis enfin décidé à lire ce roman il y a très peu de temps, j'en ai découvert une version tout à fait par hasard dans une édition pour la jeunesse, auprès de la médiathèque de ma commune. Cette classification m'a un peu surpris.
Moby Dick, sans l'avoir encore lu, je connaissais déjà un peu ce qui porte le récit, le dénouement aussi, une sorte de légende qui précède le roman, qui l'entoure, l'accompagne.
Moby Dick, bien sûr c'est une énorme baleine blanche. Peut-être, ou peut-être pas, mais c'est bien autre chose, c'est un mythe, un fantôme, une croyance, un désir, Moby Dick est bien autre chose qu'une baleine blanche...
Nous entrons dans ce récit en compagnie d'Ismaël, ancien instituteur de campagne. Peut-être par désillusion ou dépression nerveuse, il décide de prendre la mer comme d'autres décident de mettre fin à leurs jours.
L'argument général tient en peu de mots. Ismaël, jeune marin de commerce cherche à s'engager sur un baleinier. Il s'embarque à bord du Péquod en compagnie d'un ami harponneur du nom de Quequeg, un indien. Comme j'ai aimé ce personnage de Quequeg ! C'est le personnage que je préfère du roman, avec ses tatouages qui courent sur sa peau comme un livre et ses rites chamaniques. J'aurais tant voulu qu'il survive à cette épopée...
Il y a donc ce navire le Péquod, Ismaël se fond dans la masse anonyme des marins, ceux-ci sont témoins dès le début de l'embarquement de l'obsession vengeresse du capitaine Achab. Il y a cette folie incroyable d'un homme.
En effet, ce navire baleinier est commandé par le capitaine Achab, habité par l'idée fixe de tuer une baleine blanche du nom de Moby Dick, qui lui a arraché une jambe lors d'une précédente expédition de pêche.
Ismaël d'ailleurs est le narrateur du récit. Parfois sachant que tout va tourner très mal, je suis rassuré d'entendre à chaque page la voix du narrateur, je me suis dit qu'au moins celui-ci en aura réchappé. Parfois certains auteurs sont tordus, font même parler les morts dans la narration. Ici Ismaël sera le seul survivant de cette épopée dantesque. Je ne divulgue aucun mystère, tout cela se sait dès le début.
J'adore les baleines, de préférence vivantes, j'aime le chant des baleines, j'aime Jacques Prévert mais je me souviens qu'enfant, le poème intitulé La pêche à la baleine, de son recueil Paroles, où un marin pêcheur revient au pays comme l'enfant prodigue, jetant sur la table familiale une baleine, m'avait paru d'une cruauté à la fois cocasse et inouïe.
Alors forcément J'avais un léger a priori, je suis venu à ce roman en me disant que Moby Dick serait mon alliée dans ce récit, en imaginant jubiler à chaque fois que cette baleine mettrait en difficulté ou en péril les marins du Péquod. Oui je reconnais être entré dans ce roman avec un parti pris.
Et puis je me suis attaché aux multiples personnages. Tous les personnages sont ici magnifiques.
Mais Moby Dick est invisible, absente dans une large partie des pages qui jalonnent le roman. La tension est palpable dans l'attente, c'est la force du roman. Moby Dick, c'est un peu Apocalypse Now, c'est Dracula, c'est King-Kong, c'est le Vieil homme et la mer, c'est Alien... Il y a l'attente de la bête, sa rencontre future, attendue, attendre qu'elle surgisse enfin, tout cela est déjà palpable et fait la force du récit.
À cette lecture, j'y ai vu une oeuvre quasiment philosophique sur la destinée des femmes et des hommes, mais on pourrait aussi y voir comme une simple sortie de pêche, ce qui serait un peu réducteur me semble-t-il. Entre les deux visions, il y a sans doute plusieurs nuances et c'est aussi la force infinie de ce roman.
J'aime Ismaël, j'aime savoir qu'il survivra, il sera le seul rescapé du Péquod. Mais je suis triste qu'il n'y aura pas d'autres survivants...
Parfois les fureurs vengeresses sont capables de tout détruire, y compris ceux qui les animent et ceux qui y sont invités, c'est sans doute là la dimension tragique du récit.
Et puis ici des scènes sont décrites avec tant de réalisme. Chaque personnage est d'une construction ciselée à merveille. J'ai pleuré lorsque ce petit mousse fut puni pour désobéissance et la façon dont il fut puni...
J'y ai vu un livre intemporel, traversant les âges, les mers, les rivages, les ports et les pontons. J'y ai vu un récit capable d'atteindre nos rivages.
Il y a tellement de détails que je me suis dit, ce récit classé en livre de jeunesse sera-t-il perçu à sa juste teneur ? Dans ces messages ? Mais ce n'est pas à moi lecteur de porter quelconque jugement. Au contraire, si de jeunes lecteurs peuvent venir à la littérature par ce récit merveilleux, ce sera une magnifique aventure.
Lire, relire Moby Dick aujourd'hui en 2020 me semble plein de sens, une nouvelle manière de regarder cette oeuvre d'une autre manière, regarder la mer et l'humanité, proposer une approche forte sur le respect de l'environnement. Protéger les baleines et l'océan qui les berce.
Porter une attention à nos vies. Moby Dick est mon amie.
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La richesse de la langue et du style ne peuvent passer inaperçus. Pour l'anecdote, je discutais avec un ami qui me soutenait qu'un bon écrivain devait pouvoir être reconnu à la lecture de n'importe quelle phrase prise au hasard dans l'un de ses livres. Un peu troublée par cette exigence, j'ai voulu lui démontrer que ces attentes étaient sans doute beaucoup trop hautes et j'ai saisi le volume de Melville à portée de main.

Sincèrement, je prend cette phrase au hasard :

« Âprement et régulièrement aiguillonnées par les sarcasmes de l'Allemand, les trois baleinières du Pequod avançaient maintenant presque de front et, dans cet ordre, le rattrapèrent momentanément. »

Pifomètre le plus pur ! Et je vous assure que n'importe quelle autre extrait du roman porte la marque de son auteur de manière indubitable. Cette simple découverte me fascine. Ces presque 600 pages m'ont tenu en haleine plusieurs jours, et par petites touches – Moby Dick est aussi une lecture éprouvante relevant d'avantage de l'effort que de la distraction. Mais quelle délice ! Il s'en est suivi – comme il se doit après la lecture d'un véritable chef d'oeuvre – une bonne semaine de « deuil » littéraire où toute lecture me paraissait fade, voire grinçante ou vaine, y compris les essais.

J'ai pu lire ça et là des chroniques enthousiastes quant à la dimension métaphysique de Moby Dick. A la lecture pourtant, j'étais d'avantage en position de monter dans une baleinière en saisissant mon harpon, qu'absorbée par des méditations vastes et bienvenues sur l'humanité, la vengeance et autre quête initiatique. Aujourd'hui, en tentant laborieusement de rassembler mes impressions, je ré-ouvre les pages cornées le mois dernier et constate a posteriori tous ces énoncés – pourtant limpides – sur les doutes, les failles et les travers de l'Homme. La dimension métaphysique est à peine sous-jacente, elle est explicite tout au long du roman. Herman Melville réussit l'exploit de nous parler au plus profond, tout en nous offrant un roman d'aventure époustouflant.
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Navigare necesse est, vivere non est necesse"
(Pompée le Grand)

L'idée que les combinaisons de tous les caractères de l'alphabet pourraient théoriquement résulter en un nombre certes vertigineux, mais néanmoins fini de textes écrits n'est pas insensée, loin de là! le mathématicien et écrivain allemand Kurd Lasswitz d'abord, puis l'argentin Jorge Luis Borges, s'en sont d'ailleurs inspirés pour construire deux célèbres nouvelles mettant en scène des bibliothèques aux dimensions colossales et labyrinthiques abritant la totalité des livres possibles et imaginables.
Un livre pourrait cependant, à lui seul, aspirer à circonscrire tout ce qui a été écrit ou tout ce qui resterait potentiellement à écrire? Au-delà de son extravagance apparente, à l'instar de la «bibliothèque-univers» de Lasswitz ou de Borges, cette idée saugrenue d'un «livre-univers» recouvrant l'amplitude du réel et renfermant celui-ci dans un espace-temps délimité, à l'aide d'une combinatoire particulière des caractères de l'alphabet, n'a pourtant cessé de nourrir à travers les âges le fantasme d'engendrer l'«oeuvre totale». Quête chimérique, dirons-nous, mais qui aura conduit toutefois, des écrits philosophiques et sacrés de l'Antiquité aux sagas nordiques, par exemple, ou, plus près de nous, de l'Encyclopédie aux cycles et aux romans-fleuve du XIX et du XXème siècles, à la mise en place de nombreuses entreprises littéraires caressant plus ou moins l'ambition d'accéder, selon la formulation très juste de Jacques Dubois, dans son essai «Les Romanciers du Réel», à une «expérience de totalisation : l'oeuvre comme une vaste entité organique, qui mime jusqu'au délire la multiplicité et la complexité du monde».
MOBY DICK en ferait certainement partie. Chez Melville, l'Océan, ainsi que la plus grandiose de ses créatures, le grand cachalot blanc, le Léviathan, incarnation du Mal absolu poursuivi jusqu'à la folie par le capitaine Achab, sont les piliers qui soutiendront l'architecture monumentale de son fascinant roman-univers.
«Oh ! mes amis, retenez-moi le bras ! car de vouloir seulement consigner mes pensées sur ce léviathan, j'en suis exténué et je défaille au déploiement de leur formidable envergure, dont l'étendue veut embrasser le cercle entier de toutes sciences, et les cycles des générations des mastodontes de toutes sortes, baleines et humains passés, présents et futurs, et la révolution complète de tous les panoramas des empires successifs et transitoires de la terre, et l'univers tout entier, et encore ses banlieues !». Sur un nouveau planisphère, revu et transfiguré par Melville, les mers et les océans n'occuperaient plus seulement les deux tiers de la surface limitée du globe terrestre ; comme par ailleurs, dans d'autres textes à ambition également «totalisante», les notions de «Dieu», ou de «Graal», ou encore de « Sertão » par exemple, chez l'écrivain brésilien João Guimarães Rosa, (dont je me sers ici, en les paraphrasant, deux de ses épithètes célèbres), dans MOBY DICK, pareillement, on peut affirmer que «l'Océan est partout » et que «l'Océan est aussi à l'intérieur de nous-même».
«Si vous voulez écrire un ouvrage puissant - nous confie Melville, tout en volant au passage la place à son narrateur, et s'adressant directement à son lecteur- choisissez un sujet puissant»! (Je me demande d'ailleurs, si l'on peut de nos jours entendre véritablement ce message «à la lettre», à une époque où nombre d'auteurs à succès semblent puiser l'essentiel de leur inspiration dans des sujets de société «à la page», transformés en romans à thèmes, émergeant peu ou prou de la grande cacophonie qui s'est emparée de notre temps présent volubile, parfois sans montrer suffisamment de recul ou de hauteur de vue, produisant, certes, des oeuvres avec plus ou moins de pertinence, mais la plupart du temps dépourvues de toute autre ambition en dehors de rester dans l'air du temps, ou, ce qui encore plus regrettable de mon point de vue, se complaisant dans un exercice d'autocontemplation narcissique guidé par des aléas ou par des règlements de compte personnels. Pourquoi pas? C'est peut-être ainsi, c'est la littérature de son temps, reflet de son temps. Personnellement, en tout cas, cette littérature-documentaire «en continu», souvent expéditive, parfois férocement périssable, ne me séduit guère. Et je ferme la parenthèse : ).
Revenons à MOBY DICK : Ismahel, le narrateur, se livrant, non sans danger, face à l'élément aquatique, lui aussi tel «Narcisse, parce qu'il ne pouvait pas s'emparer de l'image exquise et torturante qu'il apercevait dans la source (…) cette même image que nous voyons nous-même dans toutes les eaux des fleuves et des océans», ne peut donc éviter de prendre le large «à chaque fois qu'il bruine et vente dans mon âme et qu'il fait un novembre glacial ; chaque fois que, sans préméditation aucune, je me trouve planté devant la vitrine de marchands de cercueil». Aussi, en prenant la mer, Ismahel tente-t-il d'échapper à l'étroitesse et au poids d'une condition terrienne et éphémère, l'incomplétude et l'intranquillité qui l'assaillent cédant alors place à un sentiment de suspension temporelle et de vastitude océanique.
« Tous les hommes (…) nourrissent ou ont nourri, à un degré quelconque, des sentiments fort voisins des miens à l'égard de la mer», nous dit Ismahel. La philosophe Cynthia Fleury, en commentant ce passage dans son brillant essai «Ci-gît l'amer», écrira : «L'on comprend que ce motif de la mer n'est pas qu'une affaire de navigation, mais de grand large existentiel, de sublimation de la finitude et de la lassitude qui tombent sur le sujet sans qu'il sache quoi répondre - car il n'y a pas de réponse. Il faut dès lors naviguer, traverser, aller vers l'horizon, trouver un ailleurs pour de nouveau être capable de vivre ici et maintenant».
A la fois traité exhaustif de cétologie et d'histoire de la pêche à la baleine à travers les âges ; allégorie biblique inspirée par le récit de Jonas traitant de la vanité de l'homme à vouloir s'affranchir complètement de la nature divine du monde par l'affirmation de son libre-arbitre et de sa volonté souveraines ; tragédie aux accents antiques et élisabéthains ; épopée d'un lyrisme grandiose, homérique, vouée à l'éternel combat à l'intérieur de chaque homme, entre bien et mal, entre instinct de vie et désir d'anéantissement, entre harmonie et entropie…mais aussi roman d'aventures que la postérité aura définitivement classé comme «tous publics» (et lu effectivement, dans le temps en tout cas, sous sa forme originelle et intégrale -plus de 900 pages tout de même - par toute une génération de très jeunes lecteurs !), MOBY DICK, qui connut un échec cuisant au moment de sa parution en 1851, deviendra progressivement, trente ans après la disparition de son auteur, l'une des oeuvres les plus iconiques de toute la littérature mondiale. Qui ne connaît pas le personnage mythique de la baleine blanche nommée Moby Dick ? Adaptée en version abrégée, éditée sous d'innombrables formats et de nombreux supports différents (BD, dessin animé, film…), quel autre «oeuvre monumentale et totalisante» ayant au départ aspiré à «mimer jusqu'au délire la multiplicité et la complexité du monde» pourrait se vanter d'avoir autant de lecteurs potentiels et de lectures possibles, autant de notoriété à travers le monde et auprès d'autant de générations successives?
Véritable évangile cétologue, MOBY DICK se décline exactement en 135 versets, encadrés en amont, par un prologue dédié à l'étymologie du mot baleine et par des citations compilées «par un assistant bibliothécaire adjoint»(?), en aval par un bref épilogue. Chacun de ses 135 chapitres, outre leur rôle de transition et de liaison dans le déroulement de l'histoire du Péquod et de son équipage, ont quasiment tous existence et souffle propres, en tant que tels, unités autonomes, identifiables par un titre, mais avant et surtout, véhiculant un contenu et une approche littéraire particulières et dépassant par moments amplement le cadre de narration présumée réaliste du récit, aussi bien par la forme qu'ils revêtent que par le style qu'ils empruntent (digression scientifique ou historique, écriture théâtrale, intervention de la voix de l'auteur, y compris par des dialogues auteur/narrateur, «conscious stream», introduction d'éléments mythiques ou surnaturels, prose lyrique …). MOBY DICK affiche ainsi une liberté d'écriture qui préfigure largement l'éclatement narratif du roman moderne, à une époque (1850) où, sous d'autres latitudes, une littérature naturaliste qui commençait à s'affirmer avec application, ferait figure, force est de reconnaître, à côté de la prose de Melville, d'élève sage et bien disciplinée…
Sous une surface apparente, donc, d'un roman classique d'aventures maritimes, cette liberté renversante de création et de ton, l'ampleur des questions qu'elle soulève sur le sens de l'existence et sur la condition humaine en général, la profondeur des considérations qu'elle déploie autour des croyances et des valeurs d'usage dans la société de son époque, et plus globalement de notions morales intemporelles, telles celles de bien et de mal, font à mon sens de cette oeuvre unique et monumentale un des plus grands chefs-d'oeuvre de la littérature mondiale de tous les temps.
Je ne l'inclurai pourtant pas dans ma liste de «livres pour une île déserte». Pas besoin ! MOBY DICK, à lui seul, vaste île insubmersible, restera ancré définitivement au beau milieu de mon océan imaginaire de lecteur.

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Moby Dick. . .
Moby Dick. . .
Moby Dick. . .
Moby Dick. . . Rien que ce nom et tout semble s'arrêter autour de nous.
Lancinant surnom énigmatique, résonnant comme un avertissement aux hommes voulant en trouver la signification profonde et surtout rencontrer cette entité légendaire.
Métaphysique quête d'un homme alliant vengeance et défi aux éléments naturels, de par une existence vouée à la mer et à l'aventure téméraire jusqu'à la mort, faisant corps de façon mystique avec l'océan et ses étendues infinies. Ce roman extraordinaire semble cerné par les références bibliques et spirituelles. Les hommes, l'animal mythique : la baleine blanche, les éléments, tout est pétri de l'empreinte de Dieu.
Transcendance de la nature face aux hommes qui veulent la dompter avec vanité.
Immanente injonction invisible imposée à tous les protagonistes par un milieu maritime sans pitié, aussi bien socialement, professionnellement, qu'humainement.
Dans cette Amérique puritaine des années 1840, rien n'est dû au hasard, la providence, le destin, le châtiment, la damnation font partie de la vie quotidienne et vouloir y échapper est synonyme de péché mortel. En effet, dans le récit, personne ne peut se soustraire à son douloureux destin dont Moby Dick est la finalité destructrice. Sauf si les dieux de la mer dans leur bonté ineffable désirent accorder leur rédemption aux malheureux innocents, victimes de la folie obsessionnelle d'un homme devenu tyran avec son équipage, afin d'assouvir ses pulsions vengeresses.
Moby Dick est le Chef-d'oeuvre absolu de la littérature américaine, tant par sa qualité narrative que poétique, ainsi que
pour son message prémonitoire empathique envers la nature et sa force invincible.
Le roman sera magnifiquement adapté au cinéma en 1956.

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Moby Dick n'est pas un roman fleuve, c'est un roman mer, un roman océan. Vaste comme les sept mers du monde, abyssal, généreux, tempétueux, sombre et riche.
Il touche aux archétypes du genre humain, explore nos peurs les plus noires, nos terreurs les plus blanches.
Achab, blasphème boiteux, défie Dieu et déchaîne ses Enfers fluidiques. Il est la haine incarnée, maudit par sa folie, condamné à vivre en errant marin dans le sillage d'un monstre. Son équipage l'admire, le craint, le hait, flotte entre appât du gain et terreur de la mort.

Roman d'apprentissage, roman dédié au courage des hommes se battant contre immensément plus fort qu'eux sur un élément qui n'est pas le leur, précis de marine et de chasse à la baleine, roman sociologique, ethnologique, Moby Dick est beaucoup de tout cela et plus encore.
Seul John Huston dans son adaptation cinématographique a su tirer l'huile surfine de ce roman unique et monumental.
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