LA FONTAINE CHEZ LES NIPPONS.
Étonnante et fulgurante destinée que celle de Kenji Miayazawa. Né en 1896 dans la préfecture d'Iwate - une province froide et pauvre du nord-est du Japon - qu'il ne quittera presque pas afin d'y aider par ses connaissances les paysans de cette région, il y décédera trente sept années plus tard, en 1933, atteint d'une pleurésie mal soignée, n'ayant alors publié que deux de ses textes (à compte d'auteur) tandis que les seize volumes de ses
oeuvres en font, aujourd'hui, l'un des plus grands écrivains japonais de cette époque, à la manière d'une sorte de Vincent van Gogh des lettres nippones !
Écrivain, nouvelliste, fabuliste, poète, essayiste, assurément Kenji Miayazawa fut cela, mais cela serait par trop résumer l'homme - et l'artiste - que de le réduire à cela. Car il fut aussi un bouddhiste convaincu, adhérant aux enseignements de la secte Nichiren (du nom d'un moine érudit du XIIIème siècle), ce qui ne fut pas d'ailleurs sans poser quelques problèmes avec sa famille, son père en particulier, qui, à l'exception de la soeur cadette adorée, pratiquait un bouddhisme bien plus modéré. Artiste complet, il fut aussi un excellent et très subtil musicien, pratiquant ainsi l'orgue et le violoncelle. de même s'adonna-t-il à sa passion pour les langues, s'intéressant en particulier à l'espéranto. Enfin, et autre motif important de fâcherie d'avec son géniteur qui espérait qu'il reprendrait le petit commerce de vêtements d'occasion familial et sa fonction d'usurier local, Kenji Miayazawa manifesta très tôt de vraies dispositions pour les études, les sciences en particulier, qui lui permirent de suivre de brillantes études au cours desquelles il se spécialisa en agronomie, devenant ainsi ingénieur spécialiste des problèmes de fertilité, soucis crucial des paysans de sa région dont les terres n'assuraient guère le rendement nécessaire à leur survie. Il était par ailleurs passionné de géologie, entamant très jeune une collection de minéraux !
S'il est indispensable d'en passer par ces quelques explications biographiques avant d'évoquer son oeuvre, c'est que, comme le signale
Hélène Morita dans sa post-face à ce beau recueil de
nouvelles «
Traversée de la neige», il fut indissociablement «poète, bouddhiste, scientifique». Précisant même dans la foulée que ce sont là «trois axes fondamentaux de sa conduite, inséparables, inextricables, au point que tout examen de l'un bute immédiatement sur l'autre, ou l'autre encore.»
Il faudrait aussi ajouter, pour être complet sur le personnage que, malgré sa courte existence, Kenji Miayazawa fut un individu socialement engagé, principalement auprès de cette paysannerie pauvre qui lui importa tant, créant ainsi un genre d'université populaire afin de lui faire profiter de son savoir. Par ailleurs, en tant que professeur, il avait des méthodes d'enseignements aussi originales qu'ouvertes en faveur de ses étudiants, favorisant, entre autre, la création de troupes de théâtres afin que ces jeunes gens puissent représenter leurs propres
oeuvres !
Ainsi a-t-on souvent pu évoquer, s'agissant de l'homme tout autant que de l'oeuvre d'une écriture "citoyenne de l'univers".
Ce que l'on retrouvera, à n'en point douter, tout au long des sept
nouvelles rassemblées ici, et dont les titres sont déjà en soit une invitation au mystère, à la fable, à la poésie et à la terre :
- Les ours de la montagne Nametoko
- le cyprès et les pavots sauvages
- La grue et les dhalias
- le quatre du mois des Narcisses
- La poire sauvage
-
Traversée de la neige
- Place de Pollanno
D'une écriture très ramassée, jamais gratuite, toujours intensément délicate et poétique et qui établie un lien direct tant avec la nature qu'avec les hommes, les
nouvelles de Kenji Miayazawa sont autant de
fables sur le monde, sur la beauté ainsi que la dureté de cet environnement sauvage (plaines, montagnes, neige, forêts, faune et flore), n'hésitant pas, à la manière d'un
Jean de la Fontaine ou d'un Ésope nippon, à donner la parole à ces petits êtres fragiles ou forts, à ces fleurs tour à tour timides ou orgueilleuses, à ces virils animaux.
Son "réalisme magique", pour reprendre une expression qui a fait florès depuis Cent ans de solitude, n'est jamais alourdi par d'imposantes descriptions. Au contraire, à la manière de l'évocation sobre et raffinée de mère nature dans l'art de l'estampe, Kenji Miayazawa dresse en quelques mots le portrait de cette nature sauvage qu'il appréciait tant, à l'aide d'une langue très personnelle, s'aidant parfois d'onomatopées de son invention. Ses personnages (humains, plantes ou animaux) sont à l'encan. Bien que peu soit évoqué d'eux, cela suffit amplement au lecteur à se faire une idée ramassée mais précise de leur caractère, de leurs intentions, de leur force intérieure. de leur karma, pourrait-on sans mal ajouter, eût égard à la profonde réflexion bouddhiste de leur créateur sur le monde.
Ainsi, ce chasseur d'ours qui ressemble tant à un autre, le
Dersou Ouzala de l'auteur russe
Vladimir Arseniev et magnifié au cinéma par l'immense réalisateur japonais - tiens, tiens ! -
Akira Kurosawa (Les ours de la montagne Nametoko). Ou encore, cette fleur, un dahlia rouge, qui, à l'instar d'une certaine grenouille souhaitant se faire plus grosse que le boeuf, souhaite non seulement devenir la reine de ses semblables mais aimerait avoir un éclat plus vif que celui du soleil (La grue et les dahlias) ! Plus loin, c'est à une scène digne des plus beaux moments du réalisateur des magnifiques films d'animation,
Hayao Miyazaki, et de ses personnages souvent étranges et magiques, humains ou animaux anthropomorphisés qui se décident à aider les plus faibles, les plus innocents des êtres face à la brutalité du monde (La poire sauvage). Encore du Miazaki avant l'heure, mais aussi un peu de
Dino Buzzati avec quelques décennies d'avance dans cette très longue nouvelle - presque un petit roman - intitulée Place de Pollanno et qui occupe plus de la moitié de ce délicieux petit livre proposé par les toujours bienvenues éditions du Serpent à Plumes, dans sa collection "motifs". On y croise un drôle de petit fonctionnaire curieux et original, deux jeunes adolescents (frère et soeur) exploités par un patron paysan sans méchanceté gratuite mais sans vergogne ni tendresse non plus ; on y aperçoit un homme d'affaire excentrique, inquiétant et bientôt ruiné ; un vieil homme politique douteux et qui mène campagne, le tout dans une plaine étrange, autour d'une place de village quasi mythique (que les "héros" de cette étonnante histoire parviendront, non sans peine, à retrouver) ainsi que des rêves de coopérative et de partage de leurs humbles richesses, le tout accompagné de chansonnettes tour à tour poétiques, ironiques ou tendres.
Lorsqu'on achève ce recueil, deux constats : D'abord, l'envie d'aller voir plus loin dans ce monde bizarre, un peu déroutant, sans doute très référencé et donc difficile d'accès au lecteur occidental qui n'aurait - comme votre humble serviteur - pas toutes les clefs mais toutefois suffisamment beau et intrigant pour nous encourager à pousser encore un peu plus cette porte tout juste entrouverte.
Enfin, la certitude d'avoir passé un moment d'une richesse envoûtante, d'une délicatesse telle que l'on peine à en sortir violemment par le seul geste d'en refermer le volume. Et de se laisser bercer, encore un peu, par les mots mêmes de cet auteur découvert par le plus grand des hasards - et la gentillesse d'une libraire prompte à proposer de bons livres ! -. Écoutons donc encore quelques instants
Kenji Miyazawa, cet auteur contemplatif et actif tout à la fois, réaliste et mystique dans les mêmes moments, amoureux de la nature brute mais aimant les hommes et leurs subtilités dans un même geste :
« Ce que je raconte, je l'ai reçu des forêts, des champs et des lignes de chemin de fer, ou bien encore de l'arc-en-ciel et de la lumière de la lune. Vraiment, quand, seul, on traverse le crépuscule bleuté des forêts de hêtres et qu'en octobre, on se tient, tremblant, dans le vent de montagne, quoi qu'on fasse, on ne peut qu'avoir ces sensations. Vraiment, quoi qu'on fasse, il semble bien qu'on ne puisse que ressentir ces choses… Il y a certainement des passages qui vous sembleront incompréhensibles, mais ces passages, moi non plus, je ne les comprends pas. Ce que je souhaite profondément, c'est que ces courts récits, en fin de compte, soient pour vous une nourriture pure et véritable. »