La traduction de
Rire dans la nuit (1992) est basée sur celle de Laughter in the Dark (1937). C'est la version entièrement remaniée de Camera Obscura (1932) qui fut écrite sous le pseudonyme de Vladimir Sirine. Sa traduction anglaise ne plaisait pas mais alors pas du tout à
Vladimir Nabokov. En revanche, il n'avait pas retouché à la traduction française (
Chambre obscure ,1934) élaborée par son agent
Doussia Ergaz. Les deux traductions françaises coexistent toujours dans la collection Cahiers Rouges chez Grasset ou dans la Pléiade. Et si vous les lisez consécutivement vous verrez qu'elles présentent de grandes différences. Dans la première version de 1932
Nabokov écrivait à Berlin sous le pseudonyme de Vladimir Sirine et s'adressait à un public d'expatriés russes nostalgiques. En 1937, il a tiré un trait sur le retour en Russie , il a quitté définitivement Berlin, son animosité contre l'Allemagne est très forte et il veut aller de l'avant. Il s'adressera désormais à un public plus international. Et bientôt il changera complètement de langue et signera ses livres de son vrai nom.
Dès l'incipit du roman (voir citation), ce diable de
Nabokov résume l'intrigue mélodramatique, enterre son personnage et oriente la lecture avec un premier grand éclat de
rire dans la nuit. Ce sera un mélodrame avec des tours de passe-passe, de la parodie, de l'art vrai ou faux et du cinématographe.
Albert Albinus est un riche critique d'art qui envisage d'adapter des oeuvres classiques au cinéma grâce au dessin animé. Il contacte Alex Rex, un caricaturiste à la mode qui ne donne pas suite car il part tenter sa chance à Hollywood. Albinus est marié à la parfaite et insipide Elizabeth. Il est père de la petite Irma et a pour beau-frère Paul, le modèle du bon gros honnête homme. Albinus aurait tout pour être heureux mais il s'ennuie dans sa life. Un jour, au cinéma Argus, il remarque dans la semi-obscurité la silhouette de la gentille petite ouvreuse. Il y retourne plusieurs fois, la séduit, paye sa logeuse et l'installe dans un appartement . La petite Margot seize ans est la fille d'un couple infernal et la soeur d'Otto qui lui envoient des torgnoles . Un pauvre petit ange qui rêve de devenir une star. Elle avait un amoureux mais il l'a quittée pour partir en Amérique. Mais voilà qu'il revient et tombe sur Albinus. Vous l'aurez reconnu , c'est Axel Rex l'artiste maudit…
Le livre est d'une grande cruauté. Tous les personnages principaux sont très noirs. Les riches comme les pauvres. le bourgeois cocu aveuglé par son désir quasi incestueux est pathétique, les amants sont cupides et sadiques avec des scènes extraordinaires qu'il m'est difficile de vous raconter sans dévoiler l'intrigue. Dans la version russe Magda avait 18 ans, dans la version anglaise Margot en a 16.
Nabokov voulait sciemment choquer, rendre Albicinus très antipathique. Albinus croit qu'elle en a 18 et c'est son frère Otto qui lui précise qu'elle en a 16 et laisse entendre, par intérêt, qu'elle se prostitue déjà. Les vrais honnêtes gens sont rares et impuissants. La vraie innocence est sacrifiée. Il est clair que le contexte politique allemand des années 30 influe directement sur le livre comme il influe sur le cinéma allemand. On retrouve au pied de la lettre les personnages du mélodrame :, un homme aveuglé par son désir , une femme fatale, un méchant bien sadique. Et puis on pense beaucoup à l'Ange bleu, à M. le Maudit. Plusieurs scènes sont très cinématographiques, construites en plans séquences et la fin à suspense est très Hitchkokienne mais sans le happy-end.
Rire dans la nuit est un livre sur le Mal dans la grande tradition russe (Tolstoï ) et il est construit diaboliquement à la
Nabokov. Beaucoup de petits détails préfigurent les situations futures. Nous avons été prévenus dès le départ et nous partons à la chasse aux petits papillons de nuit et bien sûr beaucoup nous échappent. Si vous relisez le début (citation) l'inspirateur de l'histoire, ce fameux Conrad (pas le Polonais mais Udo ) est l'auteur des Mémoires d'un étourdi. Il est le vrai faux double de l'auteur et sera l'agent bien involontaire de la funeste scène finale du récit à cause d'une énorme gaffe. le film qu'Albinus regarde à l'Argus préfigure également la scène finale. On retrouve aussi dans ce roman les jeux sur le thème du double. Albinus et Alex Rex sont des doubles, ils désirent la même femme, la traitent tous les deux comme un objet, sont bien conscients de sa nullité comme actrice, l'installent dans un logement. Albinus se laisse manipuler aveuglément par Rex qui réalise ses fantasmes en pleine lumière. Il y a aussi les deux anges Irma et Margot, et puis la paire Otto/Paul.
Ce roman sombre et méconnu captive, impressionne et regorge d'idées formelles, de métaphores, de personnages troubles qui trouveront bien des échos plus tard dans un autre contexte.