Etoiles Notabénistes : ******
A Bloodsmoor Romance
Traduction :
Anne Rabinovitch
ISBN : 9782253163015
D
euxième volet de la trilogie qu'elle rêvait de consacrer au "roman gothique",
Joyce Carol Oates resserre un peu ici la trame de l'intrigue, qui pouvait passer un tantinet relâchée à certains lecteurs ne connaissant ni son univers, ni sa façon d'écrire et tombés dans "
Bellefleur" comme la petite Alice dans le terrier du Lapin Blanc . Mais le thème principal n'en demeure pas moins, ici aussi, la "fin" d'une famille (précisons toutefois que le final de "Bloodsmoor" n'a rien de la mini-apocalypse enregistrée dans "
Bellefleur") et que, si le roman s'arrête, c'est que parce que sa chroniqueuse avait tout simplement décidé de le faire cesser au 31 décembre 1899, date d'ailleurs de la mort du fondateur de ladite famille, John Quincy Zinn.
Resserrement aussi autour des personnages principaux, ici les quatre soeurs issues de l'union de John Quincy avec la fille et héritière unique du Juge Godfrey Kiddemaster, qui fut un temps Gouverneur de la Cour Suprême de l'Etat, à savoir, dans l'ordre de leur naissance : Constance Philippa, la taille fine mais les épaules trop larges pour une femme, toujours mal à l'aise dans son corps et dans tous ces falbalas (parmi lesquels l'horrible crinoline) que nécessitait la mode de l'époque ; Octavia, la plus douce, la meilleure peut-être des filles, plutôt dodue mais jolie et, sans tomber dans un bigoterie épiscopalienne déplacée, toujours soucieuse de ses responsabilités de chrétienne ; la splendide et malicieuse Malvinia, la plus belle de toutes, sans aucun doute, mais aussi la plus passionnée qui, née au XIXème siècle, est déjà une créature du XXème siècle même si, à la fin du roman, elle finit par rentrer dans le rang ; et enfin Samantha, aussi intellectuelle et douée pour les mathématiques et la physique que son père, ce génial inventeur dont de grands noms, tel Edison, viennent (trop) souvent solliciter l'avis, la seule à être dotée d'une crinière rousse que tout le monde estime un peu voyante dans l'enfance mais qui, Samantha ayant grandi, contribue à faire d'elle, avec ses y
eux verts et son minois pointu sans oublier sa peau laiteuse, l'une des plus jolies du quatuor.
Pour des raisons qui s'éclairciront plus tard, Mr. et Mrs
Zinn ont adopté une jeune orpheline, la petite Deirdre Bonner, fille d'un employé du juge Kiddemaster, que la fièvre typhoïde a rendue, à onze ans environ, orpheline de père comme de mère. Chose curieuse, et qui entraînera au début le lecteur sur une fausse piste, Deirdre ressemble beaucoup à Malvinia. Mais il est clair que les soeurs
Zinn, en dépit de tous leurs efforts, ne parviendront jamais à intégrer ce petit phénomène de timidité (qu'elles prennent pour de la froideur) et qui restera pour
eux trop étrange pour faire partie des leurs.
Une par une, les soeurs
Zinn quitteront le foyer paternel. Trois de façon discutable : Deirdre on ne sait trop comment (je laisse au lecteur le soin de décider ce que représente ce mystéri
eux ballon de soie noire venue l'enlever contre son gré ) pour devenir la célèbre medium "Deirdre des Ombres" ; Malvinia en s'enfuyant avec un acteur de théâtre célèbre, de passage dans la région, et qui deviendra à son tour une comédienne très applaudie sous le pseudonyme de "Malvinia Morloch" ; et Samantha, bien plus tard, en faisant de même avec Nahum, le timide assistant de son père. Octavia sera la seule, semble-t-il, à se faire une vie relativement "normale" - là aussi, au lecteur d'en juger et je lui promets d'étonnantes découvertes, notamment en ce qui concerne les habitudes sexuelles de son très rigoriste époux - en épousant un veuf calviniste, Lucius Rumford, dont elle aura trois enfants (d
eux qui périront dans des circonstances sur lesquelles je vous laisse vous faire, une fois de plus, votre avis personnel ) et le petit dernier, Lucius Quincy, qui survivra en délaissant peu à peu son premier prénom pour ne conserver que "Quincy" (courez savoir pourquoi : vous ne le regretterez pas. ) Quant à Constance Philippa, son cas est si particulier, si délicat à traiter que j'abandonne à l'auteur le soin de vous en entretenir en vous indiquant au passage un usage assez inattendu des mannequins de couturière que chaque maison aisée possédait à cette époque, faits sur mesure pour chaque fille à marier et pour la maîtresse des li
eux .
Si la folie débridée, somptueuse du magnifique "
Bellefleur" paraît ici un peu plus retenue, si la splendeur et la mégalomanie des Kiddemaster n'ont pas sa flamboyance, jusqu'ici sans égale dans l'oeuvre de leur auteur, il n'en reste pas moins que "
La Légende de Bloodsmoor" tient dignement sa place à ses côtés, tant ce roman est parcouru, hanté, visité par un cortège d'esprits (c
eux qui "protègent" ou "torturent" la pauvre Deirdre). Toujours malicieuse mais aussi soucieuse d'étayer ses chroniques, Oates y fait même intervenir en silhouettes des spiritualistes très connus de cette fin de siècle (le medium Daniel Dunglas Home ou encore
Conan Doyle, le si pragmatique créateur de
Sherlock Holmes) et, toute en chairs dodues et en bijoux clinquants, et même en esprit, l'irremplaçable Mme Blavatsky, créatrice de la secte des Théosophes, dont Deirdre se sépare tranquillement lorsqu'elle sent venu pour elle le jour de voler de ses propres ailes.
L'Esprit et sa puissance, d
eux thèmes qui ont toujours intrigué Oates et qu'elle traite ici sur un mode moins déjanté mais aussi, trouveront certains, moins royal que dans "
Bellefleur" : la chute finale par contre est aussi surprenante, selon moi, que celle de "
Bellefleur", et révèle une finesse qui démontre ce qu'est possible de produire l'esprit humain puisqu'il semble vraisemblable que John Quincy Zinn (parfois surnommé, sur la fin de sa vie, "J. Q. Z.", et, si vous prononcez à l'américaine, cela vous arrachera un sourire, du moins je l'espère) ait établi une théorie qui, au XXème siècle, deviendra extrêmement célèbre, pour le meilleur comme pour le pire.
Le Mal, le Bien, tous d
eux se mêlent à nouveau dans ce roman : ont-ils jamais cessé de le faire d'ailleurs ? Leur est-ce d'ailleurs possible ? L'un engendre l'autre et vice versa. Et c'est i-né-vi-ta-ble.
Tout cela, qui éclatait comme un fabul
eux feu d'artifice dans l'incomparable "
Bellefleur", ne retrouvera pas, en tous cas à mon humble avis, toute sa puissance dans "Wintherturn" qui, en bonne logique, est pourtant le dernier volet de la série. Par contre, "
Maudits", que nous avons déjà chroniqué, parvient à restituer les fastes oniriques, faunesques, glauques, fantastiques autant que réalistes, imprévus autant que visibles comme un bouton d'acné sur le visage, ainsi que les incessantes préoccupations d'Oates : qui sommes-nous ? Et ne sommes-nous que cela ? Et le Temps ? Qu'est-il ? Pourquoi use-t-il la bonne volonté de certains alors qu'il renforce celle des autres ? Est-il un ou plusieurs ? Et, dans cette hypothèse, ces temps sont-ils parallèles ou-et perpendiculaires ? Et où se situe l'être vivant dans tout cela ? Et son esprit ou son âme - comme il vous plaira de l'appeler ?
Pour cela, je tiens personnellement "
Maudits" comme appartenant à la trilogie gothique originelle, ce qui transforme celle-ci en une tétralogie qui débute et s'achève sur d
eux chefs-d'oeuvre somptu
eux et quasi-impériaux. Ne boudez donc pas votre plaisir. ;o)