Les sourires qui s’ouvraient comme des corolles empoisonnées sur son passage le rendaient malade. Il commença une dépression. Le regard sinistre, le teint gris, la lippe dégoûtée, les deux mains ouvertes devant lui pour freiner les effusions, il s’avançait entre deux rangées d’admirateurs avec l’apparence d’un fantôme. Ses manières faisaient rire, on les croyait étudiées. Les 10 lieux communs tombaient : « Les humoristes sont des gens tristes dans la vie », « L’humour est la politesse du désespoir », et autres fadaises qu’il ne pouvait plus entendre sans avoir envie de tuer. Un jour, il renversa une table dans un restaurant où un jury littéraire fêtait l’attribution du Grand Prix de l’humour dont il était lauréat. Il insulta les personnalités présentes, cracha sur le président, et sortit en cassant une rangée de verres. Après une seconde de stupeur, l’assistance éclata de rire et se mit à applaudir. Alors, il essaya une carte qu’il croyait maîtresse : il publia un Traité du suicide sous son pseudonyme de Peter Lolly. Cette fois, on ne pourrait plus s’y tromper, on verrait quel métaphysicien profond il était. Le seul article qui en rendit compte commença à avertir les lecteurs de ne pas confondre ce Peter Lolly avec l’humoriste bien connu. Et poursuivit en reconnaissant des mérites à ce traité original qu’il valait mieux, cependant, ne pas mettre entre toutes les mains, contrairement au livre si tordant de son homonyme.
Ainsi se voyait-il, au rebours de ses lecteurs. Ces derniers n’en démordaient pas : un humoriste, et rien d’autre. Ce qualificatif qu’on lui renvoyait sans cesse lui pesait comme une armure. Dans les premiers temps après la parution de l’ouvrage, il n’avait pas mal pris la chose, il avait assumé sa nouvelle identité littéraire avec un brin d’ironie fataliste. Mais de se voir continuellement invité dans les médias et les salons pour ce seul statut d’humoriste l’agaçait de plus en plus. Il lui semblait qu’on voulait réduire sa personnalité à une dimension marginale, en ne conservant que sa partie la plus allègre. Il ne récusait pas son don d’amuseur ; il aurait espéré qu’on ne l’y ramenât pas toujours.
Humoriste à vie : c’était donc le sort qui lui était réservé. Le dégoût qu’il en eut lui fit abandonner définitivement la littérature. Il se lança dans les affaires où il acquit la réputation d’un spéculateur intraitable et cynique, gai comme une porte de prison.
Un humoriste gai comme une porte de prison.
Georges Picard - Le livre qui a changé ma vie