Trois critiques seulement et une cinquantaine de lecteurs sur Babelio pour un texte aussi achevé, pour un roman aussi prenant! Certes, l'oeuvre de
Henry James est vaste. Pourtant, comme pour la plupart des grands écrivains, ses titres moins connus n'offrent pas moins d'intérêt que ceux que tout le monde lit. Une sélection sans doute en partie involontaire, mais certainement impitoyable, rejette hélas dans l'ombre certains livres qui méritent tout sauf un quasi-oubli.
«
Les Dépouilles de Poynton » fait partie de ce lot. Publié en 1897 – la même année que «
Ce que savait Maisie », c'est-à-dire déjà relativement tard dans la carrière de James –, ce roman concentre tout son talent dans un récit assez court, dont le sujet paraît de prime abord plus anecdotique que ceux d'autres textes plus connus. Pourtant, au fil des pages, on est pris peu à peu par cette histoire et celle-ci se révèle, grâce à la pénétration psychologique de l'auteur, tout sauf anodine.
Mrs. Gereth a accumulé avec feu son mari une collection vaste et admirable de meubles et d'objets d'art dans leur demeure de Poynton. Veuve, elle se retrouve, en vertu de la loi anglaise, dépouillée du manoir et de sa collection au profit de son fils unique, Owen, et doit déménager dans une maison plus modeste. Owen Gereth, beau garçon candide et dénué de tout sens artistique, s'est fiancé à une femme, Mona, qui, bien que décrite comme « vulgaire », a vite compris l'inestimable valeur de Poynton. Mrs. Gereth s'engage alors dans un combat farouche pour éviter la dilapidation de sa collection. Elle s'allie pour cela à Fleda Wetch, une jeune fille pauvre, intelligente, et surtout dotée d'un goût sûr et d'un amour absolu pour l'art. Ce qui ressemble au départ à une étude sur un personnage de femme – Mrs. Gereth – dominée par sa passion pour les choses au risque d'abdiquer tout amour maternel s'enrichit quand le désir prend des voies qu'on ne soupçonnait pas et que commence entre Owen, Mona et Fleda un dangereux chassé-croisé sentimental, doublé d'un questionnement implicite sur les barrières sociales.
Les relations entre Mrs. Gereth, inoubliable figure dotée d'une volonté de fer, son fils, Fleda et Mona donnent lieu à des scènes d'une vivacité extraordinaire, où James laisse se déployer son génie du dialogue. Les retournements se succèdent, l'intrigue évolue rapidement et tient le lecteur en haleine, tenaillé par le destin des personnages que lient d'abord les merveilles de Poynton, puis des sentiments plus profonds: amour, matérialisme, cupidité, magnanimité s'entrelacent. de crises en apaisements, ce sont au total les raisons de vivre de ces quatre êtres qui se trouvent mises en question; l'aspect anecdotique qui dérangeait presque au début se fait totalement oublier.
Je suis sorti sonné de cette lecture, émerveillé par les moyens souverains de James – par tant d'intelligence dans la manière de mener l'intrigue, par sa façon de laisser le narrateur et son regard à la fois distant et ironique discrètement présents –, ébloui par le relief que prennent les personnages à mesure qu'avance l'histoire, charmé, enfin, par l'humour qui vient alléger une intrigue souvent sombre, voire violente.
Il faut lire «
Les Dépouilles de Poynton » autant que les romans ou nouvelles de James plus connus, et il faut remercier l'excellente maison Sillages pour sa réédition (2018) de la très fluide traduction de Simone David, initialement parue en 1929.