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Le Palace" de
Claude Simon est un roman publié en 1962 qui s'appuie sur les souvenirs que l'auteur a gardés de sa Guerre d'Espagne. En 1936, il fit un bref passage de quelques semaines par Barcelone. On sait qu'au-delà des faits et des événements, la Guerre d'Espagne est le réservoir inépuisable des mythes de la gauche révolutionnaire bien-pensante au pouvoir : même les Antifas et autres "No pasaran" d'aujourd'hui, qui n'ont pas l'air de grands lecteurs, empruntent leur imagerie à cet épisode historique si mal étudié et si bien célébré. Comment le roman tel que l'auteur l'élabore traite-t-il pareil sujet ?
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Dès le début, nous sommes prévenus, par la citation du dictionnaire Larousse : "Révolution : Mouvement d'un mobile qui, parcourant une courbe fermée, repasse successivement par les mêmes points."
Aragon, ouvrant son exemplaire sur cette définition, s'étrangla d'indignation, comme on pense. Un parti-pris d'objectivité, le parti-pris des choses si l'on préfère, à l'oeuvre dans ce roman, produit un effet de profonde ironie politique, car les proclamations vertueuses auxquelles on s'attend sont dégonflées comme des baudruches, le lecteur de bonne foi ne retrouve ni ses gentils, ni ses méchants, et le texte va le plonger au contraire dans une réalité concrète puissante, minutieusement, fidèlement décrite. L'évocation (par exemple) d'une boîte de cigares vide, de journaux froissés, de funérailles publiques, fait apparaître les choses mêmes dans toute leur matérialité et frappe d'inanité tous les sermons. D'autres romans de l'auteur ridiculisent de même les grands discours patriotiques, il n'y aurait pas eu de raison que les grands discours internationalistes soient épargnés.
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Des esprits simples seraient tentés de conclure que "
Le Palace" est un roman anti-révolutionnaire. Ce serait une erreur de l'enrôler dans une concurrence d'idéologies et dans une guerre de mots, où "chaque adversaire fait la loi de l'autre". C'est à ses propres conditions que le romancier aborde son objet, Barcelone en 1936 : il élimine tous les noms propres (même celui de la ville, ce qui a fait croire aux lecteurs américains de la traduction anglaise que le roman se passait en Amérique du Sud) et articule son propos sur un thème essentiel, qui est l'impossibilité d'établir la vérité dans une jungle de discours, de signes, d'hésitations et de détails qui perdent le lecteur mais aussi son héros, l'Etudiant (qualifié de "petit étourneau"), sorte de Fabrice del Dongo projeté non pas à Waterloo comme dans la Chartreuse de Parme, mais dans une guerre civile de tous contre tous (les deux camps s'entretuent sur le front (paraît-il), mais éliminent aussi, et surtout, amis et alliés) à laquelle il ne comprend rien. Une figure révolutionnaire a été assassinée : personne ne sait par qui, la presse se pose unanimement la question du coupable et les questions restent sans réponse. Il n'est pas de plus impitoyable critique que celle-là : littéralement, un romancier ne peut rien dire de la Guerre d'Espagne, sauf à falsifier et à trahir son art en faisant de la "littérature engagée".
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Le Palace" est donc le contraire de "
L'Espoir" de
Malraux : pas de narrateur omniscient, pas de personnages nommés, repérables, dont l'action évolue dans le temps, pas d'exemplarité des actes ni de morale à transmettre, pas d'appel à l'engagement du lecteur ni aucune certitude. L'école des néo-romanciers fait observer par ailleurs que tous ces éléments qu'elle rejette, sont conventionnels, et elle se propose de créer d'autres conventions. Seulement, les lecteurs de
L'Espoir ou des romans de gare ont l'habitude de ces conventions traditionnelles du roman, qu'ils prennent pour sa nature et pour le déroulement propre de la narration. On a beaucoup reproché aux néo-romanciers comme
Claude Simon leur abus des descriptions, leur "parti-pris des choses" : dans "
Le Palace", on voit à l'oeuvre le dynamitage de la mythologie rouge par la description, qui revêt une fonction critique inattendue.