Le monde d'
Isaac Bashevis Singer vivra éternellement par les yeux, les oreilles et l'âme de tous ses chatoyants personnages.
"
Le blasphémateur", "Deux cadavres s'en vont danser", "Zeitl et Rickel", "La cafétéria", "Docteur Beeber", "La plaisanterie", "Le sacrificateur", "Histoire de coin du feu", "L'aiguille", "Yanda", "Le ramoneur", "Des visiteurs, un soir d'hiver", "Un ami de
Kafka", "La clef", "Le fils".
Soit quinze nouvelles écrites en yiddish par le grand
Isaac Bashevis SINGER (1902-1991) - couronné par le
Prix Nobel de littérature en 1978. Pièces immédiatement traduites en anglais pour fournir matière à deux recueils publiés aux U.S.A. : "The Seance" et " A friend of
Kafka" (Farrar, Straus et Giroux, New York, 1968 et 1970).
Traduction française remarquable (souple et respectueuse de l'agileté de langue du conteur) par
Marie-Pierre Castelnau pour les Editions Stock, Paris, 1973.
Revivant à leur lecture l'allégresse et la claire poétique des tendres nouvelles "sibériennes" ("
La Belle vie", "
La petite gare", "Ce Nord maudit") du prodigieux écrivain
Iouri KAZAKOV (1927-1982) ... et retrouvant également, ici, tout l'éclat des formidables nouvelles d'enfance fantasmagorique ("
Les boutiques de cannelle", "
Le Sanatorium au croque-mort") du grand poète-graveur polonais
Bruno SCHULZ (1892-1942).
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Mais voici pour le détail :
- "
Le blasphémateur" : l'histoire de Chazkele, jeune mécréant insolent vite rejeté par la communauté villageoise... C'est peu dire que tout "Shtetl" qui se respecte n'aime guère les fauteurs de troubles et fera très vite payer la note à l'inconscient qui sort un jour de la norme sociale... Décidément , "Le manque de foi peut aussi conduire à la folie."
- "Deux cadavres s'en vont danser" : de la vie "très ordinaire" des morts (évidemment loin de l'épouvantable noir-et-blanc contrasté de "The Night of the Living Dead" de
George A. ROMERO, 1968). Les démons, les morts, les vivants et leur destins croisés... C'est joyeux, beau et vivant, justement... bien sûr à cause des perfections de cette langue singérienne s'appuyant sur imagination proprement incroyable.
- "Zeitl et Rickel" : une attirance naît peu à peu entre deux femmes et fait bien vite jaser... Belle histoire d'une fidélité survivant à la disparition physique de l'aimée...
- "La cafétéria" : la vie, au fil des ans, d'une petite cafétéria new-yorkaise, perturbée par le surgissement d'une belle, radieuse et si énigmatique jeune femme - prénommée Esther...
- "Docteur Beeber" : les infortunes de la vie, ou comment un "bon docteur" se retrouve mis à la porte de son ex-épouse et sans le sou... faisant alors appel à l'hospitalité de "Tsutsik" (ou "Petit chien"... et par la mention de ce simple surnom, on retrouve là les saveurs de la veine autobiographique du Singer de "
Shosha").
- "La plaisanterie" : les plaisanteries ont propension à s'aggraver lorsqu'on les fait durer... car le ridicule d'une supercherie pourrait-il tuer ? Donc il vaut mieux prolonger - et compliquer - le mensonge jus'au bout...
- "Le sacrificateur" : pauvre Yoineh Meir, décidément jamais à sa place et souffrant de son rôle pesant ! Notre bonhomme terminera sa brève existence dans les affres de la folie, poursuivi par les meuglements des bêtes qu'il a dû "religieusement" égorger... Hallucinations visuelles et auditives où les vaches piétinent dans le ciel, comme dans les tableaux de Marc CHAGALL... J'ai ici immédiatement repensé au père de Julie Wohryzek qui fut, comme on sait, la seconde fiancée "déçue" de
Kafka (Cf.
Klaus WAGENBACH, "
Kafka", 1958 ; Cf. DOURVAC'H, "Heiraten (Noces)", 2015) ayant cumulé dans sa vie les emplois de cordonnier, sacrificateur puis "shammer" - c'est-à-dire concierge et "serviteur" à la plus importante synagogue de Prague... On retrouvera la trace de toute la famille Wohryzek, semble-t-il, dans une famille du "Château"
kafkaïen (Cf.
Franz KAFKA, "Das Schloss", Kurt Wolf Verlag, 1926), parents et fratrie pareillement auréolées d'une sorte de tabou et vivant à l'écart du village... du fait de la "simple" profession du père ? C'est que le sang des bêtes finit toujours par nous retomber dessus ! On comprend en tout cas, à la lecture de cette nouvelle aussi terrifiante que drôle, pourquoi
I. B. SINGER est - au moins - agnostique et s'est "converti" au végétarisme...
- "Histoire de coin du feu" : les granges et les cultivateurs disparaissent parfois comme de la fumée... Les saints, eux, ont la vie éternelle... Mais QUI donc se tient derrière tous ces prodiges ? le "bon" Dieu ? le Malin ? le portrait - fort réaliste - du sinistre châtelain Jablowski (appartenant au peuple des Cathos "bon teint" polonais dénommés "Gentils et malmenant les "Juifs" de son domaine comme s'ils étaient faits de paille et de poussière) fait assurément froid dans le dos... "Cons de nobles !" (comme disait mon beau-frère). Méchant diable, si fréquent et banal à la surface de la Terre...
- "L'aiguille" : c'est qu'elle prend tout son temps - et le prétexte d'une aiguille à gros chas - pour choisir sa belle-fille, Esther Rosa, cette épouse de gros riche - et elle fait bien... C'est la modeste et pieuse vendeuse Frieda qui décrochera le gros lot (nommé Benze), et non l'insolente et hautaine Itte... mais chut ! Ne "spoilons" point l'affaire - suspense en merceries...
- "Yanda" : " - Avec ou sans ? ", la phrase rituelle du tavernier Shalom Pintchever à ses clients. Il s'agit des services intimes (compris ou non) de sa servante d'auberge Yanda... C'est que la pauvre fille est déjà si dévouée, abattant même le travail de trois servantes en se levant deux heures avant le lever du soleil au coeur de l'hiver. Elle se rend à l'office de l'église catholique tous les dimanches matins mais n'ose s'aventurer plus loin que le porche... et l'on repense aux pensionnaires de "
La Maison Tellier" de ce "bon client" que fut
Guy de MAUPASSANT (1850-1893). Ainsi, tous les êtres - humbles ou nantis - sur lesquels Singer "témoigne" deviennent passionnants à suivre... Yanda et ses patrons (Shalom et Shaindel, de braves gens, au fond...) ne feront pas exception.
- "Le ramoneur" : l'histoire d'une bénédiction puis d'une malédiction. Yash le Noir reçoit un premier coup sur la tête (accidentel dans la pratique dangereuse de sa profession) : celui-ci
lui ouvre un (tout petit) accès à l'Autre Monde qui
lui permet d'exercer l'art de la divination... jusqu'à ce qu'un second coup sur la tête la
lui referme. Les humains, toujours si intéressés, ne
lui pardonneront pas cette lourde déception... Une merveille de tendre ironie.
- "Des visiteurs, un soir d'hiver" : le destin... "Pourquoi mon père est-il rabbin et pourquoi ne suis-je pas le fils du Tsar ?" : drôle de question que se pose le jeune Isaac quand la neige "capitonne le balcon" du sombre appartement de Varsovie... il doit sortir dans la rue glaciale acheter du tabac pour son père et affronter les fantômes de l'obscurité de l'escalier... le gamin rentre sain et sauf lorsqu'au milieu du chapitre III on frappe à la porte. Une veille femme extravagante, habillée "comme au temps du roi Sobieski". C'est la tante Itte Fruma, mise à la porte de chez elle (par sa générosité) qui vient habiter dans sa famille la plus proche... Consternation : comment se sortir de pareille satanée situation pour le Rabbin et sa famille ? Une merveille d'humour, d'humanité, de finesse
- "Un ami de
Kafka" : au même titre que la précédente longue nouvelle, l'autre merveille de ce recueil... L'histoire d'un acteur de théâtre yiddish vieillissant... Jacque Kohn, tombé depuis longtemps dans la pure misère et le déchéance physiologique, et acceptant bravement son Destin... N'est-il pas persuadé que son ancien ami (le jeune
Kafka, décédé) avait la même trajectoire de "raté", au fond ? Maigre consolation...
- "La clef" : une veuve new-yorkaise tombée dans l'oubli et la misère n'a décidément pas de chance : elle casse un soir sa clé dans la serrure et doit errer au bas de chez elle dans l'hiver mortel de la Côte Est... Les gens sont si mauvais et l'accablent : du moins en est-elle persuadée... Jusqu'au moment où... Quelle joli dénouement porteur d'espérance !
- "Le fils" : quand un père retrouve son fils (perdu de vue depuis vingt ans) tout en l'attendant fébrilement au bateau venu d'Israël... Comment un père et un fils se "reconnaissent"-ils quand le fils avait été laissé enfant auprès de sa mère ? Un chef d'oeuvre d'émotion et de vérité humaine et concluant heureusement ce merveilleux recueil.