Il s'agit en réalité d'un recueil de nouvelles dont la principale (115 pages sur 190) donne son nom au recueil. Vu son importance, je parlerai surtout de cette dernière.
Nous y découvrons le gros Shōzō, indolent jeune homme qui a hérité d'un magasin de couleurs situé le long d'une route de la région de Kobe où ne passe plus grand monde, et qui s'accommode fort bien de sa situation, d'autant qu'il vit en compagnie de sa mère, O-Rin, de sa seconde femme Fukuko, capricieuse, mais provenant d'une famille riche, et surtout de sa chatte Lily.
Shōzō n'est guère romantique, il est manipulé par sa mère et utilisé par son épouse, mais dans sa vie simple, il n'a qu'un seul véritable plaisir : la complicité et l'affection qu'il partage avec sa chatte. Hélas, au début de l'histoire, sa première femme, l'industrieuse Shinako, qu'il a abandonné sans le sou, vient réclamer à sa nouvelle épine la « garde » de Lily. Fukuko, jalouse de l'affection que Shōzō donne à son chat, persuade ce dernier de confier Lily à son ancienne femme, et ce dernier, après quelques molles protestations, se laisse convaincre.
Shinako, qui au départ voyait la garde de Lily comme un moyen de reconquérir son mari, va découvrir la tendresse que peut donner un animal, alors que Shōzō va tenter de savoir ce qu'est devenu l'animal cher à son coeur.
Cette chronique nous offre le portrait savoureux d'un homme tendre et malheureux, qui n'a trouvé l'amour que chez un animal alors même qu'il est environné de femmes qui, chacune à sa façon, éprouvent de l'amour pour lui sans être capables de le lui montrer.
L'écriture de Tanizaki est limpide, sa description de la vie quotidienne (nous sommes en 1936), des sentiments et de leur évolution chez les différents protagonistes est remarquable. L'histoire est parsemée de références à la nature toute proche, aux temps et aux saisons, alors que l'absence de Lily grandit dans le coeur de Shōzō et que cette dernière attendrit la feinte inflexibilité de Shinako.
Tous ceux qui ont eu la chance de partager l'amitié d'un chat se retrouveront aussi dans les scènes où Lily apprivoise les humains que le destin met sur sa route, et ils ressentiront aussi les doutes et les peurs de Shōzō, tout comme l'attendrissement de Shinako devant cette incarnation de l'impérieuse nécessité féline.
La nouvelle suivante, le petit royaume, nous raconte les déboires d'un instituteur expérimenté, Kaijima, qui s'enfonce dans la pauvreté tout en faisant face à un élève particulièrement retors doté d'un charisme exceptionnel. La description des difficultés de Kaijima parlera particulièrement, hélas, aux professeurs qui reconnaîtront, malgré la distance (cette nouvelle a été publiée en 1918, il y a plus d'un siècle) certaines des difficultés de leur métier.
Tanizaki, là aussi, décrit fort bien la lente dérive d'un homme qui, de renoncement en renoncement, de petits sacrifices en grandes accommodations, va mettre en péril sa raison.
Les deux dernières nouvelles sont plus humoristiques, elles mettent en scène les deux mêmes personnages, à savoir le narrateur, un journaliste, et un universitaire enseignant la philosophie, le professeur Radō, qui donne son nom aux deux récits (Le professeur Radō et sa suite le professeur Radō revisité).
Le premier récit met un journaliste aux prises avec le « célèbre » professeur Radō, personnage mutique, ce qui n'est pas un caractère facilitant son interview. Notre journaliste, déçu de prime abord par l'accueil qui lui est réservé, découvrira que le sérieux du personnage n'est qu'une façade. La seconde histoire le met de nouveau en présence de l'énigmatique professeur, qui semble fort attiré par une mystérieuse danseuse, sur laquelle notre malicieux journaliste va se faire un plaisir d'enquêter.
Il s'agit là de deux nouvelles très courtes dans lesquelles Tanizaki s'amuse du sérieux de façade des universitaires des années folles, mais il faut tout de même préciser que l'humour a changé en un siècle, et que ce qui faisait rire au japon dans les années folles fera simplement sourire ici. Toutefois, ces récits sont intéressants pour la maîtrise narrative dont ils sont le support, car écrire des dialogues avec un personnage quasiment muet est un tour de force que Tanizaki parvient à exécuter avec brio.
Le chat, son maître et ses deux maîtresses est donc un excellent recueil où Tanizaki montre les différentes facettes de son talent d'explorateur des passions humaines. La nouvelle principale est l'occasion de montrer comment, sans mièvrerie aucune, un chat peut être le pivot d'une histoire, ce que savent, depuis Soseki, tous les auteurs japonais… et tant d'autres !