Le souvenir d'une lecture lointaine, «
Le moine », la réécriture par
Antonin Artaud du chef d'oeuvre gothique de
Matthew Gregory Lewis, m'est revenu tel un fantôme, lorsque j'ai commencé la lecture de la nouvelle de
Tchekhov, «
Le moine noir ». Ce roman qui transgresse tous les interdits, convoque le diable, et conduit son lecteur sur les traces d'un moine s'adonnant à la luxure et au satanisme, fait partie de ces quelques ouvrages qui laissent une impression tenace, à peine atténuée par le passage des ans.
Le titre peu engageant de la nouvelle de
Tchekhov, la vision d'une littérature russe traversée par la mystique enfiévrée de l'âme slave, l'écho lointain du roman de Lewis, me conduisaient à envisager «
Le moine noir » comme un récit violent, diabolique, hyperbolique et terrifiant, convoquant un être maléfique dissimulant un sourire méphistophélique sous sa bure ébène.
Dès les premières pages, j'ai compris qu'il était difficile de se tromper plus lourdement.
Tchekhov n'est pas
Dostoïevski et encore moins un écrivain gothique tel que
Matthew Gregory Lewis. Comme l'indique
Daniel-Rops dans la préface du recueil de
nouvelles où « Volodia » et « Une morne histoire » accompagnent «
Le moine noir » : « On fait un pas dans la connaissance de
Tchekhov en observant qu'il n'y a en lui rien de violent, de fracassant. »
L'intrigue nous conduit sur les traces d'André Kovrine, un intellectuel brillant et travailleur, promis à une chaire à la Faculté. Il part se reposer à la campagne, dans le domaine de son ancien tuteur Pessotzki, grand jardinier devant l'éternel. C'est dans un cadre bucolique, entre la maison immense de son hôte, un vieux parc à l'anglaise, et le verger de trois hectares qui fait la fierté de Pessotzki, qu'André Kovrine coule des jours heureux en compagnie de Tania, la fille du maître jardinier.
Malgré le caractère bucolique des lieux, Kovrine continue de mener « une vie aussi nerveuse et agitée qu'à la ville ». Il travaille intensément, bavarde chaque soir avec les invités des Pessotzky, boit beaucoup de vin et fume des cigares de prix. Un soir, il raconte à la jeune Tania, devenue sa confidente, une légende qui le préoccupe depuis le matin. Cette légende un peu confuse rapporte l'histoire d'un moine vêtu de noir qui allait dans le désert en Arabie.
« Et à quelques lieux de l'endroit où il allait, les pêcheurs avaient vu un autre moine en noir qui s'avançait lentement sur la surface du lac. Ce second moine était un mirage. (...) Ce mirage a suscité un second mirage, puis un troisième, de telle sorte que l'image du moine noir continua à se transmettre d'une couche de l'atmosphère à une autre. (...) Finalement il sortit des limites de l'atmosphère terrestre, et à présent il erre à travers l'espace interplanétaire. »
Toujours selon la légende, le mirage est supposé revenir à nouveau sur terre, exactement mille ans après que
le moine noir a marché sur la terre. Il se pourrait que les mille ans soient bientôt révolus et que
le moine noir fasse sa réapparition d'un jour à l'autre.
« Mais ce qui est le plus remarquable, dit en riant Kovrine, c'est que je n'arrive pas me souvenir comment j'ai appris cette légende. L'ai-je lue quelque part ou me l'a-t-on contée ? A moins encore que j'aie rêvé de ce moine noir. »
«
Le moine noir » est un petit bijou de concision où le minimalisme de
Tchekhov fait merveille. A l'opposé de l'image fantasmée d'un récit traversé par une fièvre métaphysique que j'avais imaginé. le lecteur est frappé par l'absence de grandiloquence, par la simplicité, et la bonhommie trompeuse qui émane de la nouvelle inspirée d'un rêve que
Tchekhov avait lui-même eu. L'auteur réussit le prodige de conférer à son récit un réalisme saisissant, alors même qu'il convoque le fantastique lors que
le moine noir apparaît bel et bien au sémillant André Kovrine, que Tania appelle affectueusement « Andrioucha ».
Le classicisme épuré de l'intrigue ne doit pourtant pas occulter la noirceur extrême de la nouvelle. Paradoxalement, l'absence de toute violence outrancière d'un texte dominé par un réalisme froid, fait du « Moine noir » une nouvelle absolument glaçante, dans laquelle l'auteur critique en creux les conventions bourgeoises d'une société guindée qui ne vit que pour sauver les apparences.
La folie qui gagne peu à peu Kovrine est décrite avec une distance glacée qui ne la rend que plus effrayante. le « moine noir » qui lui apparaît est un être chenu, et plutôt avenant qui n'inspire aucune crainte au héros, bien au contraire. le ton badin de leurs échanges rappelle toute la pertinence de la phrase de
Baudelaire : « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas ».