Ils avaient avec eux une fille de quatorze ans qui s’appelait Carola ; ce n’était encore qu’un backfisch ; elle portait des jupes courtes et chantait aussi des chansons énigmatiques ; elle semblait à Jérusalem ce qu’il y avait de plus beau sur terre et sa voix la troublait comme un chatouillement. […]
J’ai retrouvé Carola un soir dans un village palatin ; elle se rappelait le col du Gourland par hasard ; elle était énorme, des yeux superbes ; son mari, qui était né dans la Forêt-Noire, faisait tourner un carrousel d’automobiles ; elle était mère de quatre enfants, mais les affaires marchaient bien […].
Tant de nostalgie, d’attente et d’émoi pour aboutir à cette grosse caissière frivole qui veut acheter des montagnes russes. Où était la petite fille que Jérusalem confondait dans ses rêves avec la Norvégienne des étoiles, et qui symbolisait pour lui tout ce qu’il attendait de l’avenir ?
Cette auberge de Jérusalem, si je lui donne tant de place, c'est que ce fut notre école du merveilleux.[...] Parce que nous sommes adultes et grossiers, elle nous apparaît plus quotidienne, plus banale, toute enfoncée dans le réel. On ne peut pas ressusciter le charme étrange, et cependant...Il suffit d'y monter le soir, en confiance avec la montagne pour se sentir là-haut lancé en pleine aventure interstellaires ; cette fraternité des astres et des hommes... ; on est comme au sommet d'une vague, sur une barque, sur la mer. […] Fallait-il croire aussi ces automnes qui apportaient dans leurs brouillards des éclairages de prairies sous-marines ? On ne voyait, au premier-plan, que quelques arbres, et l'ombre d'un bizarre roulier dans sa limousine, qui glissait entre ces algues comme un hippocampe derrière la vitre d'un aquarium ; des hommes discutaient autour du feu de l'auberge, affirmant par leur présence la réalité de ces fantastiques apparences que le jour glauque protégeait : la saison des grands mirages, la fantaisie d'un théâtre où il y aurait assez de place pour les aigles, ces brouillards hallucinés nettoyés tout d'un coup par le vent, faisant place aux sorbiers nets qui se détachent, chargés de grappes rouges comme des lanternes vénitiennes, avec l'élégance grêle d'un dessin japonais. Et ces gloires comme surs le front de Moïse, dans l'histoire sainte, qui sortent des nuages après la pluie et balayent le pays pareil à des pinceaux de projecteurs. Ces prestiges, ces véhémences... Le goût du singulier est fréquent sur les cimes car les soirs y sont couramment gonflés de prodiges.
(page 29, le livre de poche, collection Le Dilettante, 1999)
« Du haut du tertre où est bâti le vieux collège, les champs dévalaient dans la nuit, vers les campagnes des vacances ; c'est de là que partaient les routes que nous avons tous prises un soir, avec leurs tournants, leurs lacets, leurs espoirs, leurs carrefours...; les routes qui tournent autour de la terre, comme une corde sur une toupie, tendues comme l'espoir des hommes ; et maintenant nous savons ce qu'il y a derrière ces brumes, sur les pitons bleus : pour quoi faire. Tout est pareil à notre adolescence derrière la nuit qui nous cache le pays comme un mouchoir sur la face d'un cadavre : le pré-verger, les salles de la classe et « les barabans » dans la cour sous les tilleuls ; les barreaux quadrillent la lucarne de la tour de l'Horloge fermée sur son mystère mécanique, sombre, aveugle, sourde et muette. Que de fois quand nous étions enfants nous y sommes venus, attendant qu'un ange exprès délégué pour nous par l'après-midi trop pesante vînt nous y tenir des discours latins, remuer les horizons, secouer des merveilles, et, nous prenant par la main, nous emmenât vers ces monts qui barraient les routes, coulisses du monde d'où nous voulions tout espérer.[...] Un jour pourtant, collégiens ravis, nous sommes partis sur les petits trains noirs qui font une fumée blanche et qui sifflent. Mais nous laissions aux fenêtres du dortoir ces constellations magiques qui se décalquaient sur les vitres avec leurs noms d'animaux, de plantes et de déesses : toute la géographie, la flore, la faune et la mythologie du ciel. Nous abandonnions cela pour la terre. Peut-être en raclant un peu les vitres, trouverait-on une poudre d'or ? »
(page 35, le livre de poche, collection Le Dilettante, 1999)
Du haut du tertre où est bâti le vieux collège, les champs dévalaient dans la nuit, vers les campagnes des vacances; c'est de là que partaient les routes que nous avons tous prises un soir, avec leurs tournants, leurs lacets, leurs espoirs, leurs carrefours ...; les routes tournent autour de la terre, comme une corde sur une toupie, tendues comme l'espoir des hommes; et maintenant nous savons ce qu'il y derrière ces brumes, sur les pitons bleus : pour quoi faire ?
Le courage physique est un minimum puéril et méprisable ; le réel, le vrai, le substantiel, l'enrichissement intérieur de la personnalité humaine, ce que j'appelle "der Sieg des Inhalts", exige de biens autres épreuves, et c'est à la lueur des lampes qu'il faut marcher, au plus secret de sa subconscience, à la recherche de ce moi subtil, fuyant, indéfinissable au début, qui glisse comme une anguille entre vos mains de novice, et luit pourtant, terra incognita de votre âme, au milieu des sentiments classifiés et de la matière banale des phénomènes psychiques simples, comme les pays inexplorés peints en blanc au milieu de l'Afrique sur les cartes de géographie.
Emmanuelle Bayamack-Tam et son invité, Frédéric Boyer.
À l'occasion d'une grande journée dominicale qui célèbre à La Criée les 40 ans des éditions P.O.L, Oh les beaux jours ! a convié l'un des grands noms de ce catalogue, Emmanuelle Bayamack-Tam, qui publie aussi des romans noirs sous le nom de Rebecca Lighieri, et dont l'oeuvre, dense et d'une folle liberté, échappe à toute tentative de classification.
Récemment couronnée par le prix Médicis pour La Treizième Heure, l'écrivaine reviendra sur les thèmes récurrents de ses romans : la métamorphose, qui parcourt son oeuvre, mais aussi le rapport au corps – notamment lorsqu'il se transforme à l'adolescence –, la famille et le nécessaire requestionnement du rôle qu'on lui alloue dans nos sociétés, la religion et l'appartenance à une communauté, la question du genre et des identités multiples…
L'entretien explorera également le style Bayamack-Tam, sa capacité à mêler les voix en explorant les genres littéraires (poésie, récit, chanson…) jusqu'à les renouveler, son art singulier et assumé de laisser infuser dans ses romans toutes les lectures qui l'ont «enfantée» en littérature. La conversation portera également sur une pièce de théâtre en cours d'écriture, dont nous sommes allés filmer les répétitions, et sur son goût pour le cinéma, en particulier pour les films de Pedro Almodóvar. Il sera aussi question du roman graphique qu'elle a écrit avec Jean-Marc Pontier, et bien sûr de Marseille, ville de ses origines présente dans nombre de ses romans, avec une interview exclusive d'une patronne de bar bien connue des Marseillais…
À ses côtés, pour évoquer la richesse de son travail et sa double identité littéraire, son éditeur, Frédéric Boyer, apportera un éclairage sur cette oeuvre sans pareille.
À lire (bibliographie sélective)
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « La Treizième Heure », P.O.L., 2022 (prix Médicis 2022).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Arcadie », P.O.L, 2018 (prix du Livre Inter 2019).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Je viens », P.O.L, 2015.
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Si tout n'a pas péri avec mon innocence », P.O.L, 2013 (Prix Alexandre-Vialatte).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Une fille du feu », P.O.L, 2008.
— Rebecca Lighieri, « Il est des hommes qui se perdront toujours », P.O.L, 2020.
— Rebecca Lighieri, « Les Garçons de l'été », P.O.L, 2017.
— Rebecca Lighieri, « Husbands », P.O.L, 2013.
— Rebecca Lihieri et Jean-Marc Pontier, « Que dire ? », Les Enfants Rouges, 2019.
Un grand entretien animé par Chloë Cambreling et enregistré en public le 28 mai 2023 au théâtre de la Criée, à Marseille, lors de la 7e édition du festival Oh les beaux jours !
Podcasts & replay sur http://ohlesbeauxjours.fr
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