Ce petit livre est bien plus qu'un roman policier… L'appréhender uniquement dans cette catégorie serait bien trop réducteur. Je tiens à dire tout d'abord que le titre espagnol, Cuarteto, reflète à mon sens beaucoup mieux l'atmosphère artistique du roman car il rappelle un ensemble de quatre musiciens de jazz ; la traduction française
Ménage à quatre fait immédiatement plus trivial.
Vásquez Montalbán a publié Cuarteto en 1988. Mais ce petit roman a d'abord paru en quatre partie dans El País Semanal en août 1987, une division qui devait suivre les quatre chapitres du livre ; Cuarteto fait partie de ce que les critiques appellent ses oeuvres de la mémoire ou du post modernisme : ce n'est pas le plus connu ni le plus représentatif d'un cycle de romans dans lesquels Vásquez Montalbán veut mettre en avant la nécessité d'une lecture qui soit une vraie démarche d'investigation. C'est à dire que la dynamique narrative est conçue pour que la réalité des choses n'apparaisse pas immédiatement : le lecteur doit s'impliquer, s'immerger dans l'écriture de Vásquez Montalbán et dans la vie des personnages et dans leurs comportements. Avec ce livre, il nous propose de nous plonger dans
Hamlet de
Shakespeare et dans le tableau de l'Ophélie de Millais.
Il convient d'abord de situer l'intrigue sans pour autant dévoiler l'identité du coupable. Nous avons donc ici deux couples, soit un quatuor de bourgeois blasés, « jouisseurs dépensiers » (p. 32) « érudits oisifs » (p. 35) dans la quarantaine, sans enfants : Carlota et Luis, Pepa et Modolell. Un cinquième personnage, Ventos, le narrateur, joue en quelque sorte le rôle du chef d'orchestre ; il a une cinquantaine d'années et vit seul. Son secrétaire-comptable, German, joue également un rôle dans le roman. L'inspecteur Davila mène l'enquête : c'est un « fin limier qui, a force de vouloir noyer le poisson, finit par se noyer lui-même » (p. 40). Ventos nous apprend p. 19 que « Carlota Ciurana était morte noyée dans l'étang d'une ferme familiale […] un accident regrettable dont la cause pouvait être un malaise dû à sa grossesse, découverte lors de l'autopsie du corps. » Mais, il ne s'agit pas d'un accident : l'inspecteur Davila précise p. 20 que « l'autopsie indique qu'elle est morte noyée […] dans une baignoire avant d'être jetée dans l'étang […] qu'elle était enceinte de quatre mois et que son mari ne le savait pas». Voilà l'intrique purement policière.
Mais Vasquez Montalbán va utiliser des références shakespeariennes pour en fait un écrin, un faire valoir pour son roman truffé de références culturelles autour d'une intrigue somme toute très banale de crime passionnel. Il emploie presque la technique du « whodunit », même si son roman ne se passe pas dans un lieu complètement clos, car les allusions à
Shakespeare, à Millais et à son modèle sont autant d'indices fournis au lecteur afin qu'il en déduise l'identité du criminel avant les dernières pages.
Vásquez Montalbán convoque l'univers théâtral de l'
Hamlet de
Shakespeare avec une variation sur le verbe « être », une représentation d'un huis-clos bourgeois et narcissique en référence à un « royaume pourri » chez
Shakespeare et une mise en scène théâtrale des évènements.
Vásquez Montalbán se réfère aussi constamment au tableau de John Everett Millais représentant Ophélie. Ce tableau de 1852 figure d'ailleurs en bonne place sur la couverture de l'édition espagnole. du début à la fin du roman, le personnage de Carlota est confondu avec celui d'Ophélie : elle est associée aux fleurs, à la jeunesse, à la beauté, à l'eau et à la folie. Comme Ophélie chez
Shakespeare, elle ne devient intéressante que dans la mort. le fait d'habiller Carlota en Ophélie et de transporter son corps dans l'étang obéit à « une obligation esthétique » de la part du meurtrier et à « sa déférence à cet esprit sublime » qu'était Carlota. La mise en scène va briser la logique de l'enquête policière et de l'instruction ; l'inspecteur Davila n'aura pas assez d'imagination pour saisir la part « d'émotion esthétique » de la scène de crime. Seul le juge s'étonnera du déguisement de la morte et s'interrogera davantage sur son état mental que sur la personnalité de l'assassin.
Les autres protagonistes ont également tous un rapport avec la pièce de
Shakespeare. Luis, le mari de Carlota, est présenté comme une victime tout comme Ophélie ; coupable idéal selon l'inspecteur Davila, il ne supporte pas la prison où il apparaît comme un « pantin affalé sur la table des visites» (p. 30). Son suicide rappelle celui de la vraie Ophélie dans la pièce de
Shakespeare. Il est décrit comme un naufragé dans sa prison. Comme Ophélie, il a tout perdu : Carlota et ses amis qui se désintéressent vite de son sort.
Modolell, l'amant de Carlota devient un reflet d'Ophélie ; sa beauté particulière pourrait faire de lui un alter ego masculin de Carlota et expliquer leur rapprochement.
Enfin Pepa, l'amie de Carlota est décrite comme une sorte d'anti Ophélie ; elle est exubérante, superficielle, trop sensuelle, vulgaire même.
Quant à Ventos, le narrateur, je le situe entre
Hamlet et
Othello.
L'écriture de Vásquez Montalbán est celle d'un homme cultivé, amateur de littérature et d'art, poète au début de sa carrière littéraire. Dépositaire de l'histoire d'Ophélie d'
Hamlet, il se l'approprie tout en donnant dans son roman la place d'honneur à ses sources, la pièce de
Shakespeare et le tableau de Millais. Il reprend à son compte dans
Ménage à quatre la représentation collective d'une figure envoutante et obsédante d'un mythe littéraire et pictural.
Vásquez Montalbán reprend le mythe à la fois comme un mythe de situation, c'est-à-dire en plaçant son personnage de Carlota dans la situation et dans les attitudes d'Ophélie mais également en utilisant le mythe de l'héroïne, c'est-à-dire en substituant souvent le prénom Ophélie au vraie prénom de Carlota pour parler d'elle. Faut-il y voir une vénération des modèles (
Shakespeare et Millais), une volonté de rivaliser avec eux, de les supplanter ? Je préfère y voir un hommage, un désir de donner une dimension supplémentaire à l'intrigue policière dans un souci d'esthétique et de mise en valeur de l'écriture.