J'ai choisi ce livre dans le cadre d'une lecture commune « Les feuilles allemandes », organisées pendant le mois de novembre sur les blogs « Et si on bouquinait un peu ? » et « Livr'escapades » .
«
Le commis » nous transporte au début du siècle précédent. La forme que prend ce roman est pour le moins originale : pas de division en chapitre, mais 260 pages se contentant de raconter les péripéties les plus marquantes dans leur chronologie, dans un souffle ! Sorte de journal de bord étonnant de ce Joseph, ce commis décrit par Mme Tobler, la femme de son patron, comme « un drôle de personnage ». Cela forme un texte d'une grande valeur, une force vive jetée d'un coup sur le papier, qui m'a replongé dans des délices similaires à ceux de la lecture de «
La Montagne magique » de
Thomas Mann, roman écrit peu de temps après ceux de
Robert Walser, au point que je me suis demandé si le grand
Thomas Mann ne s'en était pas inspiré ?
Le récit commence par l'arrivée de Joseph Marti, jeune homme de vingt-quatre ans, dans ce nouvel emploi à « L'Etoile du Soir », superbe demeure achetée à grands frais par le patron. Il se termine quand Joseph en repart, juste au moment où débute une nouvelle année. Il prend la suite d'un certain Wirsich, qui a été mis à la porte pour récidive d'alcoolisme. le patron, l'ingénieur Karl Tobler est un homme fantasque qui charge son nouveau commis d'assurer la promotion de ses inventions, le secrétariat de l'entreprise et surtout contenir les créanciers. Il est question de trouver des capitaux afin de développer la production et la vente de divers produits conçus par M. Tobler, formant un catalogue des plus hétéroclites, effet comique sur le lecteur assuré : l'horloge-réclame, le distributeur automatique pour tireurs, le fauteuil pour malade et la foreuse en profondeur... L'humour, voire l'ironie jaillissants en de brusques excès verbaux font partie de la panoplie du personnage principal et du plaisir à la lecture :
Le roman a une modernité étonnante : nous ne sommes pas sortis de la situation idéologique décrite ici. D'autres entrepreneurs plus roublards, moins généreux que M. Tobler ont pris le relais. Quant aux inventions, nous avons maintenant le téléphone et l'ordinateur avec publicités intégrées au système ; les distributeurs et automates en tout genre ont envahis nos vies jusqu'à mettre en place des magasins sans aucun personnel…
Joseph alterne entre ambition de faire bouger les lignes et satisfaction d'avoir trouvé un foyer accueillant où il peut jouir du paysage (lac et montagne, superbement décrits), des excellents repas sans oublier les petits cigares offerts par le patron et l'attirance-complicité trouble certaine avec Mme Tobler. J'ai apprécié l'épisode où il tente d'intervenir face aux injustices répétées envers la deuxième fille de la maison, la petite Silvi, maltraitée par tous. Il se remémore également les discussions enflammées avec son amie Klara quant aux idées socialistes montantes à cette époque. Il rumine beaucoup, d'ailleurs ce qu'il dit est souvent mélangé avec ses monologues intérieurs. Il peut à l'occasion s'exprimer avec impertinence mais en le regrettant vite, de peur de perdre sa position rendue précaire par l'absence de soutien familial ou social (il n'évoque que son père et a peu d'amis).
Il a peu de prises sur sa vie, il la laisse se dérouler au jour le jour ayant bien du mal à réaliser le moindre objectif : quand il projette de faire la leçon à Mme Tobler concernant l'éducation donnée à ses enfants, il repousse constamment le moment de le faire… La critique sociale est diffuse, il n'est tout simplement pas en position pour l'exprimer.
Je vois des similitudes mais aussi des oppositions nettes avec le héros de « La Montagne magique » : Joseph est issu d'une famille de sept enfants dont on devine la pauvreté (il écrit à son père qu'il ne peut pas lui envoyer d'argent) alors que
Thomas Mann et son personnage principal - Hans Castorp – sont issus de la grande bourgeoisie allemande. Joseph à la différence de Hans n'est pas dans les couches sociales régissant le monde, il en est à l'opposé, et cet écart le paralyse… Côté similitude, j'ai retrouvé une même ode à la nature, omniprésente au fil des pages, c'est elle qui sort systématiquement Joseph de la tristesse qu'il ressent souvent à l'analyse de ce qu'il vit, cela donne des pages teintées de poésie :
Robert Walser (1878-1956) est un écrivain et poète suisse qui a écrit en quelques semaines entre 1907-1909, trois romans largement autobiographiques –
le commis, ou selon le titre de la première traduction
L'Homme à tout faire,
Les Enfants Tanner et
L'Institut Benjamenta –, tout à fait en décalage avec le roman d'apprentissage allemand du XIXe siècle. En effet
le commis n'aboutit pas à l'intégration sociale et demeure dans son incertitude de jugement. Joseph est un employé ordinaire soumis aux colères de son patron, oscillant entre admiration et désir de revanche, possible transfuge de classe restant éternellement insatisfait de lui-même. Un grand merci aux feuilles allemandes sans qui je n'aurais pas ouvert ce classique, ni fait la connaissance de l'auteur de ce chef-d'oeuvre.
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