L'Art encense la Beauté, l'Idéal ; l'Art lui-même se glorifie : c'est l'Art pour l'Art.
Dorian Gray, la muse de l'artiste, le sujet-objet du roman-portrait, est un archétype de beauté. Il en prendra conscience, il fera de l'essence de sa vie, sa beauté, le principe de son existence, vouée aux sens.
Il deviendra son principal ennemi. N'oublions pas que l'Orgueil est un des péchés capitaux. Baudelaire nous propose une allégorie de l'Ennemi dans les Fleurs du Mal qui entre en correspondance avec le roman de Wilde, parce qu'on y retrouve non seulement des thèmes communs, mais une progression similaire :
"Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
– Ô douleur ! ô douleur ! le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !"
Wilde sème les pétales des Fleurs du Mal ou de "Fleurs Maladives" dans son roman. On y trouve des lys, des marguerites, des orchidées, du lilas, des roses, des narcisses. Leurs parfums nous envoûtent, nous séduisent, d'une langueur monotone, et on subit l'influence d'une drogue similaire à l'opium. Serait-ce un livre empoisonné qui corromprait son lecteur comme Dorian Gray ? C'est le principe de l'influence qui gouverne le roman, et la parole se fait perfide, avec les aphorismes de Lord Henry Wotton ( Harry pour les intimes), voix vicieuse mais séduisante.
Il y a le principe latent du Mal, la présence de Méphistophélès, la soif avide de connaissance et de puissance de Faust ainsi que Marguerite, que Lord Wotton effeuille dans le jardin. Une odeur de soufre plane dans l'air, même si elle est, la plupart du temps, couverte par le parfum des fleurs odorantes.
Narcisse, avant de devenir la fleur qui porte son nom, dans les Métamorphoses d'Ovide, est un jeune homme tellement beau qu'il s'ignore. Le devin Tirésias avait prédit à sa mère qu'il ne verrait jamais le jour de sa vieillesse s'il apprenait à se connaître. Le jeune homme insouciant se promène, il ressent une présence qui ne s'annonce pas. Il demande " Y-a-t-il quelqu'un près de moi ?" Echo, la nymphe condamnée pour ses propos audacieux, ne peut que lui répondre ce qu'il lui dit : " Moi." Narcisse tombe sous le charme de ce "Moi". Il l'idéalise. Il la rejette, dès qu'il se rend compte que c'est Echo, que c'est quelqu'un d'autre, qu'elle n'est pas son Idéal, qu'elle n'est pas "Lui". Dorian Gray rejette aussi la femme dès qu'il se rend compte qu'elle n'est qu'une représentation théâtralisée de son Idéal. Il méprise tout ce qui n'est pas lui, tout ce qui ne le reflète pas tel qu'il se voit.
L'oracle de Delphes déclame l'envers de la prédiction du devin Tirésias : "Connais-toi toi-même". Ce désir de connaissance pousse Dorian Gray à s'attarder sur son portrait, et dès qu'il prend conscience de sa beauté, il est pris de folie, il tombe sous le charme de son image, sous le charme du portrait. Il estime alors à son plus grand malheur le modèle supérieur à l'original, l'Art supérieur à la Réalité. Il en fait le principe même de sa vie. L'Art devient sa Réalité, parce qu'il y a sans doute un peu trop de lui-même dans ce portrait.
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Une oeuvre lu il y a presque dix ans, et pourtant malgré un âge assez "jeune" - douze ou treize ans- je me souviens avoir grandement apprécié cette lecture, même si je crois être passé à côté de pas mal de chose.
je ne me suis pas ennuyé ni n'ai été rebuté par la plume de l'auteur, il fait parti de ces classiques que j'ai lu spontanément.
Mais justement car je pense avoir manqué une part de la richesse de l'oeuvre, j'espère le relire prochainement et offrir un commentaire plus complet.
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