Ce raidillon qui sépare le génie de la folie
OU
le roman vécu.
A peine né, le petit Honoré est mis en nourrice. Ce qui n'est pas une pratique inhabituelle en cette fin du 18 ième siècle. Mais souvent on laisse le nourrisson quelques jours avec sa mère- ici : non. Dehors. C'est à peine si la nourrice peut mener une ou deux fois le nourrisson chez sa mère. Qui ne lui montre aucun signe de tendresse.
Dès qu'il atteint l'age scolaire, Honoré est mis en pensionnat. le genre de pensionnat où l'on met les fils d'agriculteurs pour apprendre des rudiments de latin et de calcul. A la latte et à genoux. Petit garçon sensible et intelligent, Honoré se réfugie dans son imagination, dans ses rêves. Aidé en cela par le frère bibliothécaire qui le pourvoit en livres. de fait, il lit tant qu'il peut. Il essaye de lire dans son lit. Il a un livre sur ses genoux en classe. Alors quand on lui pose une question, il ne sait pas. Il n'a pas pris le temps d'apprendre sa leçon. Parfois il oublie de faire ses devoirs. Honoré est un petit cancre. Et la seule réponse que le système carcéral où il se trouve connaisse pour faire face à ce genre de situation, ce sont les coups, et les humiliations publiques. L'enfant se réfugie de plus en plus profondément dans son imaginaire...
Quelques années plus tard, c'est un garçon blême, maigrichon et très silencieux que les parents finissent quand même par mettre dans une institution plus humaine. Mais il est trop tard : Honoré a pris le plis. Toute sa vie, il vivra dans son monde intérieur, cet imaginaire sans limites...
Comment jeter un pont entre cet imaginaire et le monde extérieur ? C'est l'art qui sauve ce jeune homme de son enfermement. Est-il étonnant qu'il veuille devenir écrivain? le père, ouvrier agricole enrichi par toutes sortes de combines pendant la révolution ( il était devenu fournisseur aux armées), la mère, d'une petite noblesse provinciale trop récente pour avoir oublié combien il faut compter ses sous avant d'en arriver là, ne veulent rien savoir. Honoré sera notaire, et donc étudiera le droit , tout en travaillant comme clerc, car qui ne travaille pas ne mangera pas !
Après quelques mois à l'étude,
Balzac prend son manteau et s'en va, laissant là plume, encrier et actes. S'en suit une scène épouvantable, dont il sort vainqueur. Ses parents lui donnent deux ans, et de quoi survivre de la façon la plus chiche pendant ce temps, deux ans donc, pour se prouver comme écrivain. Pas un jour, pas un centime de plus !
Bouillonnant d'idées, cherchant sa voie, ambitieux mais sans la moindre notion du métier d'écrivain,
Balzac s'attaque à une tragédie en vers, puis à d'autres projets...avant d'écrire des romans alimentaires. En deux semaines tout au plus, il vous torche un bouquin qui lui permettra de survivre quelques mois. Toujours sous des noms d'emprunt, car il sait qu'il écrit des torchons. Et cela dure des années...
Un jour où il vend le enième bouquin à un éditeur, celui-ci lui dit lancer une affaire. Editer, chaque fois en un volume seulement, les grands auteurs des deux derniers siècles, avec quelques illustrations et une préface.
Balzac écrirait -il les préfaces ? Mais, bien sûr ! Bien entendu que oui ! Dailleurs n'a t-il pas, au fil des années, économisé quelques milliers de francs, et ne pourrait-il pas participer au lancement de l'affaire ? Deux mille francs, c'est la mise qu'on lui propose d'investir. Les livres seront bon marché et mettront les classiques enfin à la portée du grand public.
Souvenons nous de ce que
Balzac est, et restera toujours, un homme vivant dans son imaginaire. L'investissement qu'on lui propose est sensé, mais tout de suite, son imagination y voit la caverne d'Ali Baba.
Balzac introduisant le public français à ses classiques. Car après
La Fontaine,
Molière, et puis ... On aurait son argent remboursé en un rien de temps, bientôt on ferait des bénéfices monstrueux, on deviendrait riche en quelques mois, quelques années...! La gloire, la richesse, la liberté, la jouissance, le pouvoir enfin... Voilà un monde externe tout aussi merveilleux que son monde intérieur, voilà le monde où il veut vivre !
Il y a six ou sept autres investisseurs dans l'affaire, et ceux-ci n'entendent pas partir comme des fusées. Qu'à cela ne tienne,
Balzac rachète leurs parts. Lui qui avait peut-être sept ou huit mille francs d'économies réalisées à force de privations et de travail, il en a maintenant engagé quinze mille. On lance le
Molière tout de suite ! Mais le
La Fontaine sort, et ne se vend pas. Pas du tout. C'est que les tout petits caractères sont presqu'illisibles, les gravures médiocres, et personne n'a entendu parler de cet
Honoré Balzac qui signe la préface. Manifestement un problème d'imprimerie. Donc...
Balzac en achète une ! Et puis tant qu'à faire une entreprise de production de caractères d'imprimerie. Il se jette dans la bataille de toute sa force léonine. Et après deux ou trois années d'un combat féroce, doit déposer son bilan. Ou plutôt trois, trois bilans : comme éditeur, comme imprimeur et comme producteur de caractères d'imprimerie. Résultat : un trou de cent mille francs.
Balzac est un homme d'imagination et cette imagination, il la projette au dehors dans son oeuvre, bien entendu, mais aussi dans ses projets d'investissement et dans ses amours. C'est ce qui sabote tout ce qu'il fait dans ces domaines non artistiques de sa vie. En affaires, toute combine tant soit peu crédible lui parait une vraie mine d'or. En amours, une lectrice qui lui écrit une lettre un tant soit peu romantique devient l'amante idéale, la soeur, la mère, la confidente, la femme dans toutes ses dimensions et dans toute sa splendeur.
C'est ainsi que
Balzac se dépensera, entièrement : au service de son oeuvre, oui, mais aussi au service du roman qu'il voulait que sa vie devienne. Car pour lui, imagination, littérature et vie n'étaient que trois domaines qui se rencontraient, se mêlaient, se pénetraient et finalement fusionnaient dans un même élan.
Zweig montre bien comment la vie et l'oeuvre d'un grand artiste peuvent interagir. Il m'a convaincu de ce qu'un homme très atypique, et loin d'être parfait, peut atteindre à l'universel dans son élan vers un bonheur très personnel. S'il arrive à gravir ce raidillon sinueux, sans tomber dans le précipice...