Deux mille ans plus tard, Sénèque nous parle toujours. Bien que sa parole ait résonné dans la lointaine Rome ; elle n'a jamais été aussi proche que dans ces écrits précieux. le temps, miraculeusement a presque tout conservé, fait rare dans l'Antiquité.
Plus qu'un philosophe qui s'est approprié le stoicisme, c'est un esprit universel que l'on rencontrera ; traitant des maux de l'homme, ses défauts ou ses maladies, ses obstacles au bonheur, la Fortune toute puissante, la perte d'êtres chers, la mort, mais aussi tout ce qui constitue son excellence, la Nature, la raison, la vertu, le souverain bien, l'âme droite et saine qui tend continuellement à son perfectionnement.
La pensée de Sénèque a été avant tout éthique. Elle nous de ce qui nous concerne encore et toujours, vaste question que la condition humaine ; énigme indéchiffrable, perpétuel questionnement , éternel secret pour l'homme. Sénèque avait avant tout le soucis de s'améliorer et d'améliorer l'humanité.
Si la philosophie stoicienne de Sénèque embrasse des lignes directrices communément admises de la secte, comme vivre selon la vertu, en conformité avec notre nature, ce qui constitue son excellence, à savoir la raison ; que tout le cosmos est organisé par un Logos divin, un souffle du monde, qui répand en nous des parcelles divines ; que l'homme est un Dieu sur la terre ferme, Sénèque s'en distingue aussi personnelllement.
Car les Lettres à Lucilius sont plus qu'un exposé de la philosophie stoicienne antique. Elles sont comme autant d'expérimentations sur le front de la vie. C'est une parure de l'âme qu'elles veulent forger; comme le forgeron, l'armurier qui prépare le soldat à s'y rendre. La philosophie est bien ce travail de joaillerie, un art raffiné, difficile, et combien magnifique ; elle nous offre le plus précieux des biens, impérissable, le souverain bien, la sagesse.
En effet, Sénèque n'écrit-il pas, dès la lettre 13 à Lucilius " reçois de moi certains moyens d'assistance dont tu puisses te faire une armure." ? Et Pourquoi nous faut-il donc cette armure ? C'est que le monde extérieur est plein d'incertitude, de dangers. La Fortune lance à tout moment ses archers, qui tirent sur ce que l'on aime, ce que l'on désire, ou encore, sur nous-mêmes. Les choses extérieurs ne sont pas notre vrai bien, périssables, atteintes par la Fortune ou la nécessité, ne comptons pas sur ces insécurités. De là, construisons une forteresse et rentrons-y. le bien véritable est celui d'une âme droite, sereine, qui ne craint plus rien de cette guerre en dehors d'elle.
Parfois, cette âme, dans sa forteresse, voit des âmes folles, se rompre à un combat inépuissable, sans sens, car on sait que la Fortune sera la grande gagnante nous sommes égaux face au destin : l'esclave, la femme, le puissant, le pauvre. Par conséqeuent, Il n'y a pas d'exception dans ce monde là. Ces âmes folles, et bien, pour Sénèque, il faudrait les guérir. Elles ne trouvent ni la sécurité, ni la satisfaction, ni l'ataraxie, ni le bonheur. Elles trouvent au contraire, l'agitation des passions incontrôlables, de désirs démesurés, les honneurs, les charges, l'argent.... le philosophe doit aider l'autre à bien vivre, autrement dit à le guérir de la folie du monde. Il s'agit de conquérir sa liberté intérieure, terre fertile, neuve, sans assauts. S'approprier soi est le seul bien. Aucune ronce, aucune mauvaise herbe ne poussera sur le terrain de l'âme vertueuse, car elle ne dépend pas du monde extérieur. Sénèque dit à cet égard, qu'il faut être " pleinement rassasié de toi-même". Dès lors, suivons ce conseil : " il faut remplir son âme, non son coffre".
Contrairement à ce que l'on croit, le stoicien ne vit pas sans ressentir, ni dans une pauvreté extrême. C'est que Sénèque distingue "les préférables neutres" que sont la santé, l'argent, la nourriture, le confort. Il faut en user droitement, elles ne sont pourtant pas la condition du bonheur. le sage ne ressentira rien si ce monde neutre venait à disparaître, il n'y était pas attaché. Là encore, pour les sensations douloureuses, le concept de "préaffects" intervient. Il y a une sensation vague, mais l'aspirant à la sagesse fermera dans sa forteresse, les portes aux passions comme la colère. Il l'empêchera de rentrer. Dès lors, Sénèque conseille : " Aime la raison ; cet amour te gardera, comme une armure, des plus dures atteintes". Et quelle est la vénérée du temple qui adore la raison, si ce n'est celle " qui te garderas maternellement", chez laquelle " [tu] seras en sureté ou plus en sureté qu'ailleurs ?". On l'aura deviné, c'est la philosophie. Peu veulent s'y réfugier, mais pourtant elle ouvre ses portes à tous.
Enfin, la sagesse est acessible à tous, Sénèque reconnaît que si " cependant tout le monde est maître de bien vivre, nul de vivre longtemps". L'esclave aussi peut aspirer à une forme de sagesse. L'homme est toujours en perfectionnement, il est une matière jamais achevée, il grandit constamment. D'où ce paradoxe qu'on tend à la sagesse sans jamais l'atteindre, comme le sage le pourrait.
Pourquoi ces lettres et ces discours nous touchent-ils autant ? Sans doute, parce que c'est un homme qui s'adresse à un autre, Lucilius, et, au delà, à un régiment, au régiment de lecteurs, autrement dit à l'humanité. C'est un discours commun, pour tous, plein de courage et de grandeur, qui encourage les troupes. Il témoigne de son soucis de l'autre, de l'améliorer dans son cheminement moral. Il fait tout pour le bien de l'humanité. Sénèque est un cosmopolite, un citoyen du monde, nous sommes tous frères, unis par une même nature, et le monde aussi grand qu'il soit est une grande Cité, qui nous accueille tous. Aussi loin qu'on soit de chez nous, d'une patrie, d'un lieu quelconque, il y aura toujours notre "vertu personnelle et la nature universelle" qui nous suivra. Pourquoi, dans cette grande Cité, ne pas y vivre en paix, et y faire une agora de la démocratie, où tous discuteraient, échangeraient ses cultures, ses valeurs ; où tous partageraient ses convictions et chercheraient une solution à l'ensemble de l'humanité ?
Sénèque dirait : c'est que seul "l'homme détruit l'homme par plaisir"... leçon de pragmatisme romain ? On l'aura compris, l'homme est d'une nature ambivalante pour le stoicien.
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