Citations de Clément Rosset (216)
Privé d’immédiateté, la réalité humaine est, tout naturellement, également privée de présent. Ce qui signifie que l’homme est privé de réalité tout court, si l’on en croit là-dessus les stoïciens […]. Mais le présent serait trop inquiétant s’il n’était qu’immédiat et premier : il n’est abordable que par le biais de la re-présentation, selon donc une structure itérative qui l’assimile à un passé ou à un futur à la faveur d’un léger décalage qui en érode l’insoutenable vigueur et n’en permet l’assimilation que sous les espèces d’un double plus digeste que l’original dans sa crudité première.
La duplication du réel, qui constitue la structure oraculaire de tout événement, constitue également, considérée d’un autre point de vue, la structure fondamentale du discours métaphysique, de Platon à nos jours.
Il y a bien quelque chose qui existe et qui s’appelle le destin ; celui-ci désigne, non pas le caractère inévitable de ce qui arrive, mais son caractère imprévisible.
Il en va au fond de même lors de la réalisation de tout oracle. L’événement attendu vient coïncider avec lui-même, d’où précisément la surprise : car on attendait quelque chose de différent, quoique voisin, la même chose mais pas exactement de cette façon.
C.R : J’ai tendance à penser que l’allégresse est l’état premier, le plus profond chez n’importe quel être vivant ; en tout cas, il en va ainsi chez moi. Cependant, il arrive que l’allégresse soit le résultat d’une mélancolie surmontée.
Chaque vie va finir et cette règle ne souffre pas d’exception. Nous voici face au réel le plus indésirable. Je pense que la finitude de la condition humaine, la perspective intolérable du vieillissement et de la mort, suffisent à expliquer l’obstination si constante, si répandue des hommes à se détourner de la réalité.
Je viens je ne sais d'où
Je suis je ne sais qui
Je meurs je ne sais quand
Je vais je ne sais où
Je m'étonne d'être aussi joyeux.
Épitaphe de Martinus von Biberach, citée par Clément Rosset dans Loin de moi (1999))
Et j'ajouterai cette considération aggravante, en ce qui regarde l'écriture en général, que celle-ci présente l'inconvénient supplémentaire de constituer un travail à la fois totalement inutile et totalement épuisant , et d'autant plus épuisant qu'il est ressenti comme plus inutile par l'écrivain qui s'y emploie, ou quelque auteur que ce soit, dès lors que celui-ci est bien conscient de ce qu'il fait.
La langue courante en dit beaucoup plus long qu'on ne pense lorsqu'elle parle de "joie folle" ou déclare de quelqu'un qu'il est "fou de joie". Tout homme joyeux est nécessairement et à sa manière un déraisonnant. Mais il s'agit là d'une folie qui permet d'éviter toutes les autres, de préserver de l'existence névrotique et du mensonge permanent. À ce titre elle constitue la grande et unique règle du savoir-vivre
Le régime de la joie est celui du tout ou rien : il n'est de joie que totale ou nulle(...) [ I ]
Il n'est pas de remède contre la clairvoyance : on peut prétendre éclairer celui qui voit trouble, pas celui qui voit clair. [ I, 7 ]
Ce manque d'autonomie du désir recouvre bien évidemment un manque d'autonomie tout court : si le moi est incapable de désirer par lui-même, c'est tout simplement qu'il n'y a pas de moi, c'est-à-dire un être libre de ses choix, des ses décisions et de ses désirs
Là est le vrai lieu de l’angoisse : non point dans l’impossibilité d’assouvir, mais dans l’absurdité de vouloir.
Ce serait alléger sans doute la cruauté de la réalité, notamment les cruautés perpétrées par les hommes, que de pouvoir en dénoncer, chaque fois que l'occasion s'en présente, le caractère immoral. Mais il faut pour cela un critère, objectif et universel, de ce qui est bien et de ce qui est mal (ou de ce qui est juste et de ce qui est répréhensible) ; bref, un introuvable « fondement » de la morale, inlassablement et vainement recherché depuis Rousseau jusqu’à nos jours.
La disqualification pour raisons d’ordre moral permet d’éviter toute effort d’intelligence de l’objet disqualifié, en sorte qu’un jugement moral traduit toujours un refus d’analyser et je dirais même un refus de penser ~ ce qui fait du moralisme en général moins l’effet d’un sentiment exalté du bien et du mal que celui d’une simple paresse intellectuelle.
1) toute réalité est nécessairement quelconque, oui - hormis le fait de sa réalité même, qui est l'énigme par excellence, c'est-à-dire tout le contraire du quelconque.
2) toute signification accorée au réel est illusoire, le hasard suffisant à tout expliquer, - oui - mais en précisant que le hasard rend compte de réel, en tant qu'il advient, nullement en tant qu'il est.
3) il n'y a pas de secret de l'histoire, -oui - mais il y a un mystère de l'être.
p. 48
La vision de l'invisible, ou plutôt la suggestion d'une telle vision, peut constituer non pas la matière d'une illusion, mais la matière d'une création d'ordre poétique.
"Voilà" est devenu ainsi un mot-clef qui explique tout et répond à tout et ce dans tous les domaines.
P. 31 cette citation de Samuel Butler (passage de Ainsi va toute chair) : "Un très petit nombre d'hommes attachent de l'importance à la vérité, ou pensent qu'il est plus noble et meilleur de croire le vrai que de croire le faux en dépit du fait qu'à première vue il peut sembler plus profitable de croire le faux. Et pourtant c'est de ce petit nombre d'hommes seulement qu'on peut dire qu'ils croient à quelque chose ; les autres ne sont que des incroyants honteux".
Il n'est pas de signe plus sûr de la joie que de ne faire qu'un avec la joie de vivre.