Ils restèrent un moment à commenter ce qu'ils aimaient lire, à se demander s'ils connaissaient tel ou tel auteur. Ils trouvèrent leur bonheur et s'offrirent, elle, une édition originale de Belle du Seigneur, et lui, Lettre à un jeune poète, de Rilke. Le premier, pour l'idée que la passion n'est pas l'amour véritable, pour la villa du sud de la France où les amants s'ennuient après s'être aimés comme des fous. Et le second, parce qu'il y est écrit : Ainsi pour celui qui aime, l'amour n'est longtemps, et jusqu'au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde.
Puis ils se regardèrent, et le temps était venue de se dire au revoir…
….
Quand il était rentré chez lui, il avait ouvert le livre qu'elle lui avait offert, et il avait eu la surprise d'y découvrir son nom, Amélie, avec son numéro de téléphone. Il sourit, il avait eu la même idée, et elle avait dû trouver le sien sur la page de garde du Rilke.
C'était le temps où les gens lisaient, dans les métros, les rues, les plages et les lits, les salles de bains et les cuisines, les gens apportaient des livres dans les parcs, les jardins, les piscines, les salles d'attente, les bus, les trains, les avions, ils lisaient dans les fauteuils, les canapés, les salons, les hôtels, les cafés et les bars, les villes et les villages, l'été comme l'hiver, le soir ou le matin, en mangeant, en se couchant, en se levant, avec une tasse de thé ou un verre de vin, au coin du feu, lorsque le jour déclinait : les gens lisaient partout, à chaque moment de leur journée, à chaque heure de la vie, pour se raconter une autre histoire, pour fuir le réel ou le vivre plus intensément, pour comprendre les hommes ou pour les détester, ou simplement pour passer le temps.
INCIPIT
Ce fut un long couloir, à Paris, à l’université de la Sorbonne, un échange de regards. Ils étaient là, simplement, dans la même file d’attente, devant le secrétariat. Deux personnes qui discutent ensemble, de tout, de rien, comme cela se produit des milliers de fois dans une vie.
Vêtue de couleurs sombres, avec une frange, des lunettes et du khôl sous les yeux, elle sortait tout droit de l’adolescence et d’un escalier qui montait du rez-de-chaussée, avec sa meilleure amie, Clara, en rouge et noir, à moitié dissimulée par un chapeau plus grand qu’elle, et trois autres compagnons, tous étudiants à la Sorbonne. Ils partageaient la même vision de la vie et un grand appartement avec d’autres colocataires, dont un jeune homme qui parlait une langue indéfinissable, grec, croate ou suisse allemand, et qui vivait avec eux depuis des mois, sans que personne sache vraiment d’où il venait ni ce qu’il faisait là. En plein cœur du Quartier latin, c’était une sorte de squat où ils donnaient des fêtes sagement alcoolisées, et où traînaient le soir des cadavres de poulet et des restes de bouteilles, à moins que ce ne soit l’inverse. Ils s’étaient rencontrés, tous les cinq, en militant à SOS-Racisme. Ils avaient défilé pour Malik Oussekine, martyr des manifestations contre la loi Devaquet, et ils se retrouvaient, le soir, à distribuer des tracts et à lutter, ils ne savaient pas très bien pourquoi, sinon pour étancher leur soif d’engagement.
Lui, arrivé de Saint-Germain, avec son gilet sur sa chemise blanche, ses lunettes rondes et ses cheveux bouclés, un rien dandy, un rien parisien, s’inscrivait en licence d’économie. Il était poli, timide et socialiste, ayant accueilli l’élection de Mitterrand avec une grande joie. Son ami Charles l’accompagnait : il venait de Corse, avait l’air sombre, les sourcils froncés et un sourire complice. Ils s’étaient rencontrés sur les bancs de la fac, et ils militaient ensemble contre l’extrême droite.
Après l’inscription, la troupe d’étudiants se rendit place de la Sorbonne, pour prendre un café. Ils poursuivirent leur conversation, sur tout et rien, ce qu’ils faisaient, et ce qu’ils rêvaient d’accomplir. Ils finirent par se présenter. Elle s’appelait Amélie, et lui Vincent. Elle, issue d’une famille de la région normande, était en Lettres et se destinait à l’enseignement. Brune, les yeux cernés, ouverts sur le monde, comme étonnés d’en découvrir la couleur, le corps chétif, mince, le sourire timide, elle était enfant encore, à peine femme. Elle se demanda s’il allait lui donner son numéro de téléphone, s’il désirait l’appeler, si elle lui plaisait comme il lui plaisait. S’il valait mieux le montrer ou le cacher, le taire tout à fait. Si elle était assez belle, ou s’il y avait un défaut rédhibitoire, quelque chose en elle qui ne lui conviendrait pas, son nez trop grand, ses pommettes trop hautes, ses cheveux mal coupés, son allure pas trop féminine. Elle fut impressionnée par sa façon de parler, sa mèche sur les yeux, son assurance, la beauté de son visage, l’intensité de son regard, sa voix chaude, profonde et pourtant fine, subtile. Un caractère affirmé mais doux, il était poli et bien éduqué, un peu distant mais sympathique. Un zeste de fantaisie, comme une folie douce. On le sentait parfois ailleurs, dilettante, rêveur. Il faisait de la musique, du piano, c’était ce qu’il aimait par-dessus tout.
Puis ils ont marché dans Paris, comme des touristes. Ils ont traversé le pont, se sont rendus sur l’île Saint-Louis, ont admiré la Seine sous un soleil couchant, se sont assis sur les quais, et se sont raconté leur vie. Vincent, au milieu du groupe, était impressionné. De la voir ainsi, devant lui, si étrange, timide et captivante. Elle, un air innocent et malicieux à la fois. Il se dit qu’il avait rencontré quelqu’un d’intéressant, de profond, de cultivé, et qui semblait le comprendre, avec qui il pourrait parler. Elle était charmante et bizarre, un peu triste, comme perdue dans la ville. Était-il possible qu’elle s’intéressât à quelqu’un comme lui ? Elle semblait inabordable. Et pourtant elle était là, à côté de lui, et ils parlaient.
Elle, avec ses vêtements sombres, mal dans sa peau, quoi qu’elle porte, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, s’exprimait souvent dans une confusion due à sa timidité et la mauvaise image qu’elle avait d’elle-même. Sa mère lui avait dit : « Quand on a ton physique, ma fille, il vaut mieux compenser par l’intellect. » Peut-être l’intriguait-elle ? Elle n’osait y croire. Il était séduisant, avec sa balafre sur la joue gauche, qui faisait penser à Robert Hossein dans Angélique, marquise des anges, nimbé de parfum, entouré de filles ce type-là ! Un air hiératique, et une façon de regarder qui la clouait sur place. Un charme émanait de son regard, et de sa voix profonde, presque caressante, il lui demanda ce qu’elle faisait. Elle se mit à bégayer, elle étudiait, et pour gagner sa vie, elle donnait des cours, elle écrivait à ses heures perdues, elle aimait l’art, la peinture, la sculpture, elle courait au jardin du Luxembourg, avec un walkman. Et lui, était-il parisien ? Montmartre, la colline et ses vignes, un grand appartement, des parents commerçants, ils ne comprenaient rien à ce qu’il voulait, ce qu’il aimait, la musique. Il avait eu un professeur dans sa jeunesse, un voisin qui enseignait au conservatoire dans le 17e à Paris et lui avait transmis la passion du piano.
Qumran n’est certainement pas le jardin d’Eden. En vérité, ce lieu est en plein désert, au plus profond de la désolation. Mais il semble qu’il y fait un temps plus doux, et que l’air y est moins chaud qu’aux abords de la mer Morte. L’eau douce, intermittente mais abondante, permet d’entretenir un bassin permanent sur la seconde terrasse, réserve suffisante pour la vie de l’homme. Les sources saumâtres abreuvent les palmeraies. Les profonds ravins constituent un rempart naturel qui isole presque totalement le promontoire ou se situe l’établissement. C’est pourquoi, en dépit des apparences, la vie y est possible.
Les Esséniens avaient choisi de s’établir dans ce lieu proche des origines, comme si, en se rapprochant du début, ils pensaient atteindre la fin. C’est pourquoi ils avaient bâti leur sanctuaire non loin de cet endroit, à Khirbet Qumran, dans une des régions les plus désolées de la planète, les plus privées de végétation, et les plus inhospitalières pour l’homme, en ces falaises de calcaire, abruptes et anfractueuses, entrecoupées de ravins et percées de grottes, en ces pierres blanches, cicatrices rugueuses et indélébiles, stigmates des convulsions du sous-sol, des ardentes pressions tectoniques, des lentes et douloureuses érosions, en ce repaire de rebelles, de brigands ou de saints.
C’est là que Shimon amena mon père, devant le monastère en ruine. Il ramassa sur le sol un petit bout de bois qu’il commença tranquillement à mâchonner. Au bout de quelques minutes, il se décida enfin à parler.
« Tu connais cet endroit. Tu sais qu’on y a trouvé, il y a plus de cinquante ans, des manuscrits d’un monastère essénien: les rouleaux de la mer Morte. Il semble qu’ils datent de l’époque de Jésus et qu’ils nous apprennent des choses cachées et difficiles à admettre sur les religions. Tu sais aussi que certains manuscrits ont été perdus, ou plutôt volés, devrais-je dire. Ceux qui sont en notre possession, nous les avons conquis par la ruse ou la force. »
Or, s’il on en reste à la Torah et à elle seule, on devrait lapider un homme qui coupe du bois le jour du Shabbat, tuer les amants adultère d’un coup d’épée devant tout le monde, comme le fait Pinhas dans la Bible, lapider les jeunes filles qui ne sont pas vierge… Contre cela, la loi orale, le Talmud, s’élève et dit : On n’a pas le droit de tuer un homme pour une raison affective. »
Je n’ai pas peur de le dire : si notre Torah n’est pas humaine, si elle n’est pas interprétable, si elle nous paraît violente et injuste par moment, comment la défendre ?