Une vie boiteuse
Emmanuel Venet manie une écriture incisive, chargée de présence : pleine de métaphores puissantes, de nostalgie et porteuse d'un regard cru sur la brutalité des espoirs déçus.
J'ai pensé par moments au style lapidaire de Pierre Michon (le fait qu'ils soient tous deux édités par Verdier n'est pas surprenant).
Je ne crois pas que romancer une vie – tel que l'a fait Emmanuel Venet pour Gaston Ferdière – soit faire acte de trahison. À ce compte, bien des livres sont des trahisons. Louis-Ferdinand Céline a brodé sur sa vie avec génie et l'on sait désormais qu'il n'a pas vécu tout ce dont il fait part dans ses livres (du moins pas forcément de la manière dont il le décrit). Peut-on dire, en ce cas, que Céline s'est trahi lui-même ainsi que ses lecteurs ?
Si mes souvenirs ne me font pas trop défaut, il me semble que le livre de Juan Asensio, "La Chanson d'amour de Judas Iscariote", part du postulat que l'auteur, s'il veut dire quelque chose de singulier, doit nécessairement trahir : trahir la parole commune, l'idiome habituel. À plus forte raison se trahir soi-même ; se déposséder de la gangue mortifère dans laquelle étouffe une langue autre ; ne pas se contenter en quelque sorte du peu que l'on représente.
Et l'on sait que tout traducteur d'une langue étrangère est une sorte de traître : "traduttore, traditore" comme disent les Italiens.
Ce qui compte, ce n'est pas tellement la "vérité" de ce qui est dit dans une œuvre, car au fond cette exigence nous échappe comme grains de sable entre les doigts. Claude Debussy ne déclarait-il pas admirablement que "l'art est le plus beau des mensonges" ?
Ce qui m'a toujours paru la chose la plus essentielle, c'est la manière de raconter une histoire, qu'elle soit imaginaire ou que ce soit une sorte de biographie romancée. "C'est le style qui fait l'homme" ainsi que le disait Buffon.
Ferdière n'a pas vraiment cherché à "guérir" Artaud – on ne "guérit" pas un être pour qui "la poésie, c'est de la multiplicité broyée et qui rend des flammes" : ce genre d'être échappe à toute médecine. Ferdière a permis à Artaud – en lui fournissant des cahiers et de l'encre – de pouvoir continuer d'écrire, de voguer dans ses sphères intimes, de repousser toujours plus loin les limites du langage. Et c'est là un geste d'une rare charité, qui plus est au sein d'un asile psychiatrique.
Emmanuel Venet s'est en partie appuyé sur les écrits de Gaston Ferdière et s'est référé notamment, ce me semble, aux Mémoires de celui-ci, intitulées "Les mauvaises fréquentations" ; livre que je n'ai pas lu et qui doit être passionnant.
Les mots d'Emmanuel Venet nous offrent une vision subtile et nuancée de l'homme que fut Ferdière.
C'est le récit d'une destinée avortée : celle d'un homme qui fréquenta les Surréalistes et dont la noble ambition – mais vaine, trop vaine –, de devenir poète échoua. La vie n'offre pas toujours ce que l'on attend d'elle, et c'est auprès du "malade" de génie qu'était Antonin Artaud, que Ferdière aura tenté d'approcher le mystère d'une vie forgée tout entière de déraison pure, de noirs labyrinthes et de foudre poétique vivace.
Il y a dans ces pages, tour à tour, la tristesse du jour qui s'éteint et l'exaltation des aurores remplies d'une folle espérance.
© Thibault Marconnet
le 05 février 2013
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