Jamais je n'aurais cru prendre intérêt à la conversation d'un couple anglais –tout ce qu'il y a de plus banal par ailleurs- lorsque ceux-ci se contentent d'évoquer leur dernier dîner de poisson-patates… Et pourtant, dans la Cantatrice chauve, ce sujet devient passionnant –non seulement celui-ci d'ailleurs, mais d'autres tout aussi rébarbatifs : l'évocation de la famille Watson, le fonctionnement des sonnettes d'entrée, ou la répartition démographique des incendies dans la ville de Londres.
Anodins à première vue, chacun de ces sujets de conversation ne tarde pas à prendre la tangente et à s'éloigner des voies rationnelles de la communication. Si, pour entretenir une discussion, il s'agissait de suivre une constante telle celle que l'on fixe à 9,81N pour la gravité, alors elle serait totalement anéantie dans la Cantatrice chauve.
La politesse est abolie. Plus aucun personnage ne fait d'effort pour s'intéresser aux racontars incessants des autres. Ceux-ci ne s'en formalisent pas : tellement abrutis par l'égocentrisme qui les pousse à parler sans que cela n'intéresse personne, ils ne se rendent pas compte qu'on ne les écoute pas.
La logique est abolie. Sitôt un fait posé, une affirmation prononcée, le contraire surgit et annule ce qui semblait pourtant être une évidence, en tout cas une certitude. Dans la Cantatrice chauve, on ne peut jamais être sûr de rien, et surtout pas de la sincérité des personnages. Pourtant, aucun vice n'est à déceler derrière les contradictions sans fin qui émaillent des propos. Elles se font plutôt le reflet de l'absurdité de la vie, que l'on essaie habituellement de dissimuler derrière l'apparente logique d'un discours construit. Après tout, est-il vraiment plus ridicule que tous les membres d'une famille s'appellent Bobby Watson, plutôt que l'un s'appelle Bobby, l'autre Roger, l'autre Brigitte, etc. ? Non, mais le premier fait n'a rien de commun et prouve à quel point les habitudes viennent nous rassurer dans un monde qui serait proche du chaos sans cela. Cette absurdité exprime également l'inconstance des personnages qui cherchent une fois à se définir par le biais de telle opinion, de telle position sociale, puis une fois par telles autres, pour finalement n'être définis par rien, puisque tout peut les définir.
La pudeur est abolie. Pas totalement, mais on sent que nous ne sommes jamais loin de l'instant où les couples finiront par se mêler et ou les gestes et les comportements dépasseront les limites de la bienséance. Encore une fois,
Ionesco nous amène à nous interroger sur la légitimité d'un monde fondé uniquement sur des règles éphémères et dont la justification nous échappe souvent.
On pourrait trouver cette pièce totalement idiote et s'interroger sur son sens –mais ce serait avoir mal lu la Cantatrice chauve. En effet, la pièce met à mal toute notion de valeurs et ridiculise cette prétention qu'ont les hommes de vouloir donner du sens à ce qui n'en a pas. Aucun personnage n'est comique dans cette pièce : c'est la condition humaine qui l'est, sa terreur du vide qui la pousse à déployer toutes sortes de ruses pour se justifier d'être.
Alors que la démonstration aurait pu se perdre dans de longs paragraphes,
Ionesco parvient à utiliser la forme très appropriée du théâtre pour nous transmettre cette réalité fondamentale et, ce qui n'est pas négligeable, il parvient à le faire avec toute la légèreté et la finesse d'esprit qui siéent à la comédie. Volonté d'ajouter que, même si tout ce à quoi nous accordons de l'importance n'en a pas véritablement, rien ne sert de nous en formaliser, et mieux vaut prendre cette réalité avec légèreté et décontraction. de toute façon, le contraire ne résoudrait en rien l'absurdité du monde que l'on retrouve toute condensée dans la Cantatrice chauve…
- La leçon -
Les personnages sont universels : l'élève, le professeur. Sans difficulté, le lecteur pourra s'identifier à l'un ou à l'autre. Votre préférence se portera-t-elle plutôt sur la figure de l'élève, jeune fille modèle, sûre d'elle et brillante ? Ou plutôt sur la figure du professeur, doux et prudent à la manière de ceux qui n'ont pas confiance en eux et qui cherchent coûte que coûte à se faire apprécier des autres ?
Ne réfléchissez pas longtemps au choix que vous allez faire : de toute façon, les rôles s'inverseront vite et l'élève deviendra de plus en plus piteuse, ignorante, écrasée par le totalitarisme d'un professeur qui pense pouvoir étaler son tyrannisme à mesure qu'il révèle son savoir. La possession de connaissance lui donne-t-elle le droit de s'imposer de cette façon ?
On pourrait débusquer, derrière la pièce de la Leçon, une réflexion sur le lien entre culture et barbarie. Avec Ionesco, les enjeux ne sont heureusement jamais annoncés aussi abruptement, d'autant plus qu'au spectateur, les connaissances du professeur sembleront totalement erronées. Se succède en effet une litanie d'affirmations fumeuses et délirantes concernant les fondamentaux des maths, des langues ou de la prononciation. La logique perd sa suprématie au profit des jeux de mots et des confusions engendrées par l'ambiguïté du langage. L'élève reçoit cet enseignement saugrenu sans broncher, avec une crédulité qui ressemble fort à celle qui pouvait être la nôtre lorsque nous partagions encore sa position. de cette façon, Ionesco parvient à remettre en question les acquis fondamentaux de nos connaissances. Comment pouvons-nous être sûrs que deux et deux font quatre, si ce n'est qu'un homme l'a dit une fois et que personne n'a encore réussi à le démentir, par manque de preuve contraire ?
Là où la comédie cesse de nous faire rire, c'est lorsque le professeur justifie sa violence destructrice par le fait qu'il est le représentant du savoir. Mais que vaut cette légitimité si ce savoir qui le caractérise n'a aucune valeur ?
Ionesco réussit une nouvelle fois à ébranler nos certitudes en nous partageant entre le rire et la stupéfaction. Il laisse désemparé et nous remue en nous confrontant à des personnages aussi perdus et dérisoires que nous.