Citations de George Steiner (235)
Je me suis surpris à me poser la question, à divaguer puérilement: et si l'histoire humaine était le cauchemar passager d'un dieu qui dort? Peut-être finira-t-il par se réveiller pour rendre inutiles, une fois pour toutes, le hurlement de l'enfant, le bâillonnement de l'animal que l'on bat.
Dans notre dispensation thérapeutique, les malades incurables, les vieux consomment de plus en plus les ressources, le temps et l'énergie des jeunes. Une piteuse gérontocratie se profile. Il suffit d'avoir flairé la peur et l'urine dans les hospices de vieillards, d'avoir entendu les hurlements aveugles de personnes affligées de la maladie d'Alzheimer, pour savoir le hideux gaspillage - qui ne dévore pas seulement le patient - de la vie artificiellement entretenue.
La mort d'une langue, fut elle chuchotée par une infime poignée sur quelque parcelle de territoire condamné, est la mort d'un monde. Chaque jour qui passe s'amenuise le nombre de manières de dire "espoir".
Le chauvinisme linguistique, l'exaltation de la langue nationale officielle et de ses racines mythiques sont des phénomènes tardifs. Dans le cas européen, ils ne sont guère antérieurs au XVIe siècle. Aujourd'hui, la prépotence de l'anglo-américain est un phénomène critique qui altère la nature même du langage et des relations humaines. Paradoxalement, elle engendre aussi un bilinguisme renforcé (chaque indigène devant savoir sa langue en même temps que l'anglo-américain).
La mémorisation assure la sauvegarde du noyau de l'individualité. Ce qui est gravé dans la mémoire - et donc susceptible d'être remémoré - garantit la stabilité du moi. Les pressions exorbitantes de la politique, le détergent que produit la conformité sociale, ne peuvent pas le faire disparaitre. Dans la solitude, publique ou privée, le poème remémoré, la partition jouée à l'intérieur de soi, sont les gardiens qui nous permettent de nous ressouvenir de ce qui résiste, de ce qui doit demeurer inviolé dans notre psyché. (p.29)
Grand art, musique, poésie, la science de Bacon et celle de Laplace florissent sous des systèmes sociaux plus ou moins teintés de totalitarisme. Est-ce par hasard ? A quel niveau situer les similarités elles-mêmes instituées par l’enseignement, entre le pouvoir et la culture classique ? La notion de culture n’est-elle pas, après tout, synonyme d’élite ? Quelle part de sa vitalité dérive de la violence disciplinée, contenue, qui transparaît cependant dans les rites des sociétés traditionnelles ou répressives ? De là le jugement de Pisarev, repris par Orwell, qui fait des arts et des lettres les instruments du régime en place et de la classe dominante.
L'érudit, le vrai lecteur, le faiseur de livre est saturé par l'intensité terrible de la fiction.
L'humoriste viennois Karl Kraus remarquait un jour : "Quand il s'agit d'Hitler, rien ne me vient", "es fällt mir nichts ein". Comment aborder, sans un opiniâtre sentiment de fatuité et même d'indécence, le thème de la suprême inhumanité? Reste-t-il quelque chose à dire sur les motifs et les aspects de la débâcle de l'ordre européen eu cours de la "guerre de Trente Ans" de 1915 à 1945? Ce qu'on a écrit à ce sujet dépasse déjà, par le volume et le caractère de spécialisation des ouvrages, les capacités de lecture d'un seul homme.
«Ma question, celle avec laquelle je lutte dans tous mes enseignements, c’est : pourquoi les humanités au sens le plus large du mot, pourquoi la raison dans les sciences ne nous ont-elles donné aucune protection face à l’inhumain ? Pourquoi est-ce qu’on peut jouer Schubert le soir et aller faire son devoir au camp de concentration le matin ?
Le texte classique est un texte dont la naissance première, existentielle, nous est peut-être perdue [...] mais son autorité inhérente est telle qu'il peut absorber sans perdre son identité les incursions dont il est victime depuis des siècles, ainsi que l'accumulation de commentaires, des traductions et des variations qui s'accrochent à lui.
De plus Tolstoï et Dostoïevski constituent un vaste thème. Comme le remarque TS Eliot à propos de Dante, voilà qui laisse au critique la possibilité "d'avoir à dire quelque chose qui en vaille la peine, tandis qu'avec des écrivains de moindre envergure, seule une étude minutieuse sur un point précis peut justifier le désir de parler d'eux..
Pour un marxiste lucide et croyant,"Les Possédés" sont l'horoscope du désastre.
Les lectures , les interprétations et les jugements critiques sur l'art, la littérature et la musique qui proviennent de l'intérieur même de l'art, de la littérature et de la musique , ont une autorité dont la pénétration est rarement égalée par ceux qui viennent du dehors,par ceux qui viennent du non-créateur, c'est à dire du critique , du journaliste ou de l'universitaire.
Le langage essentiel du poème, du morceau de musique, du tableau et de la sculpture est le langage de la survie.
La musique peut m'apporter un grand bonheur. Elle peut accompagner. La musique est au-delà du bien et du mal.
Demandez à un homme si il préfère Tolstoï ou Dostoievski et vous connaitrez le secret de son coeur
Plus précisément : parmi les instruments de l'évolution qui servent à la survie, c'est la capacité de conjuguer les verbes au futur – quand, comment la psyché a-t-elle acquis ce pouvoir à la fois monstrueux et libérateur ? – que je considère comme le plus important. Sans elle, les hommes, les femmes ne seraient rien de plus que ces "pierres qui tombent" dont parle Spinoza.
Le paradoxe est pourtant indéniable. C'est sous l'effet de pressions extrêmes, de l'interdit politique et de la censure idéologique, dans le samizdat, qu'a été produite une bonne part de ce qu'il y a de meilleur dans notre patrimoine. C'est là un terrain délicat, presque tabou pour les présupposés libéraux. Mais la liberté d'expression intellectuelle et esthétique, la tolérance politique et sociale du penseur ou de l'artiste indépendant ont été, dans l'histoire, de doux interludes. [...]
Il est fort possible qu'il soit plus difficile d'engendrer une œuvre esthétique et intellectuelle éminente au sein d'un vide sans résistance, d'une licence plus ou moins complète et indifférente. Les démocraties populistes ne sont pas nécessairement enclines à l'excellence. Le patronage des médias et du marché, de l'opportunisme distributif de consommation de masse pourraient bien être plus dommageables pour l'art et la pensée que la censure des régimes passés. [...] L'ignorance et la condescendance peuvent paralyser aussi efficacement que la prohibition.
Qu'un homme tel que lui nous explique ses "erreurs", c'est inconcevable mais ça nous rend + humains
Ce n'est pas seulement par la bestialité massive que le langage s'est laissé infecter. Il a été aussi appelé à faire valoir des impostures innombrables., à persuader les allemands que la guerre était juste et partout victorieuse. A mesure que la défaite se rapprochait du Reich millénaire, la densité du mensonge devenait celle d'une tempête permanente. Le langage était mis à l'envers, pour dire "lumière" où il faisait noir et "victoire" là où il y avait désastre.