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Critiques de George Steiner (58)
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Tolstoï ou Dostoïevski

Tolstoï ou Dostoïevski, s’interroge George Steiner qui se garde bien de trancher et parcourt leurs oeuvres en révélant au lecteur un inestimable trésor littéraire.



Évoquant le contexte dans lequel les deux génies russes se sont épanouis dans la seconde moitié du XIX siècle l’essayiste décrit la transition opérée par la littérature en passant du vers à la prose, du théâtre au salon, du spectacle public à la lecture individuelle. Transition d’une civilisation chrétienne à une société laïque. Transition vécue par certains romanciers en des royaumes bordés de frontières naturelles (Espagne, France, Italie, Royaume Uni) et par les américains et russes en des empires immenses et infinis. Bouleversement d’un continent ravagé par la Révolution française et les guerres impériales. Contexte qui imprègne les livres de Balzac, Flaubert, Zola et les distingue de celles de Dostoïevski, Melville ou Tolstoï.



Pour l’analyste les deux écrivains russes surpassent nos romanciers englués dans un réalisme dont l’aboutissement ultime est le journalisme. Pour un romancier européen, les grandes catastrophes sont des catastrophes privées. Pour la dyarchie russe les cataclysmes s’en prennent à la société toute entière. Comme on le voit ces cinquante première pages portent bien au delà de nos deux russes et sont une étude pénétrante de l’art romanesque qui pourrait être lue indépendamment de la suite.



La deuxième partie, consacrée à Tolstoï, montre le caractère épique de son art, comparable à celui d’Homère et de sa poésie, mais rappelle que Flaubert et Madame Bovary inspirèrent « Anna Karénine » Tolstoï, aristocrate terrien, aimait la nature, délaissait les villes, vivait parmi ses paysans une existence plus proche de celles des contemporains d’Homère que de la notre. Sceptique et marqué par Rousseau, il croit que « tant qu’il y a de la vie, il y a bonheur ». Ses épopées créent des intrigues multiples ralenties par de nombreuses évocations de faits antérieurs et s’achèvent souvent sans conclusion laissant le lecteur libre d’imaginer le dénouement. Tolstoï encense Homère mais critique Shakespeare et lui reproche « un manque de naturel » dans l’expression des personnages qui augure de sa détestation de Dostoïevski.



Dostoïevski, hanté par le théâtre de Shakespeare et Schiller, crée des romans tragiques, vifs, souvent inspirés par des faits divers autobiographiques ou révélés par la presse, orchestrés selon les règles du roman populaire, voire gothique. Ses drames sont courts et respectent l’unité action. La richesse et le naturel des dialogues manifestent le génie du romancier et hissent ses romans sur des sommets indépassables.



La quatrième partie, d’une haute portée philosophique, compare les croyances des deux géants, confronte le panthéon et la métaphysique de Tolstoï à la religion de Dostoïevski, et poursuit la réflexion en analysant comment le régime soviétique, au fil de ses évolutions, s’est approprié, ou non, l’un puis l’autre de ces écrivains. La vérité (la raison, la nature) est au centre de la doctrine de Tolstoï. Le Christ domine Dostoïevski. Celui ci se veut l’homme de Dieu, celui là s’affirme comme Son rival.



Deux œuvres aux ressorts bien différents, deux écrivains opposés par leurs naissances et leurs destinées, dessinent deux modèles, deux types d’âme parmi les hommes. Mais le lecteur pourrait fort bien trouver son équilibre en s’appuyant tantôt sur l’un tantôt sur l’autre, me semble-t-il.



Pour conclure, je tiens d’abord à remercier Les Belles Lettres de m’avoir adressé cet essai, accompagné d’un marque-pages délicatement dédicacé, à l’occasion d’une Masse Critique Babelio, puis à souligner l’intérêt exceptionnel de ces pages qui par delà deux géants russes, sont une apologie de l’art romanesque et de la culture occidentale. Cet essai demande de l’attention, du temps, de l’effort, mais le lecteur sort grandi de cette confrontation d’idées avec George Steiner, un géant à l’immense culture doté d’un indéniable talent pédagogique qui donne envie de lire et relire les œuvres analysées.
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Tolstoï ou Dostoïevski

J’ai commencé très tôt (trop tôt ?) à lire les écrivains russes, vers douze ans j’ai mis la main sur Anna Karénine et mon coeur s’est arrêté de battre.

Et puis plus tard j’ai lu Dostoïevski et les livres se sont enchainés.

Aujourd’hui je suis totalement incapable de trancher entrer ces deux monstres de la littérature mondiale, je les aime, peut être pour de mauvaises raisons mais qu’importe je ne pourrais pas supprimer leurs livres de ma bibliothèque ni savoir que je ne les relirai jamais.

Mais vrai bien sûr qu’ils sont aux antipodes l’un de l’autre ces deux géants.

Dominique Fernandez a tranché, lui c’est Tolstoï, et bien que George Steiner affirme « Chaque lecteur choisi l’un plutôt que l’autre » je n’ai jamais vraiment tranché.

Aussi tout naturellement ce livre m’a passionné car nous dit l’auteur il y a



« Trois très grands moments dans la littérature : le moment grec avec Homère, le moment Shakespearien et le moment russe ».



George Steiner fait donc ainsi l’analyse des romans des deux auteurs majeurs de la littérature russe. Il ne fait pas l’impasse sur les faiblesses de ces deux monstres de la littérature.

Surtout il replace leurs oeuvres dans l’histoire du roman, ainsi il nous fait voyager de Mme de La Fayette à Balzac, de la critique autour de Madame Bovary ou des romans de Stendhal. Des correspondances entres les géants du roman.

Pour Steiner c’est certain les russes sont les meilleurs

« Qu’il me soit donc permis d’affirmer mon inébranlable conviction que Tolstoï et Dostoïevski sont les plus grands des romanciers. Ils excellent dans l’ampleur de la vision et dans la forme d’exécution »



C’est passionnant de bout en bout, les comparaisons avec les autres grands du roman au XIX ème siècle, les particularités de chacun des romanciers, une analyse longue et complète du début d’Anna Karénine et une belle étude de l’Idiot, de celles qui vous donne immédiatement l’envie de rouvrir ces livres là.

Il les renvoie dos à dos : Tolstoï qu’il apparente à Homère et Dostoïevski qui trouve sa parenté chez les grands auteurs du théâtre tragique. Il voit en eux deux conceptions de la religion, l’un étant fasciné par le mal, l’autre persuadé que l’on peut réformer l’homme.



Une façon passionnante de comprendre le roman russe et de s’y replonger avec délectation




Lien : http://asautsetagambades.hau..
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Tolstoï ou Dostoïevski

George Steiner pose le principe : selon que nous aimerions Tolstoï ou que nous préférerions Dostoievski, nous serions des lecteurs différents.



Voici une somme à la fois savante et très facile à lire, car truffée d'anecdotes, sur ces deux grands maîtres de la littérature, de la littérature russe en général, mais le tout remis dans le contexte de la littérature du 19e siècle européenne et nord-américaine. Et c'est drôlement intéressant.



J'aime Dostoievski et j'ai été surprise au sortir du livre des thèses, pourtant logiques, développées par cet auteur.



Je ne dirai pas comme d'autres lecteurs que George Steiner ne montre aucune préférence. J'ai personnellement senti une attirance plus grande pour l'oeuvre de Léon Tolstoï. Mais cela n'a aucune importance.



Je recommande vivement à ceux qui ont lu ces deux auteurs, même si l'un davantage que l'autre. Vous ne serez pas déçus.
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Réelles présences

Dans un style précis soutenu par une argumentation solide, Steiner fait ici le constat de la nécessité d’un horizon transcendant sur lequel fonder toute rencontre avec une œuvre d’art. Il attaque de plein fouet les approches centrées sur la déconstruction des langages, les trop nombreuses mises en contexte sociologique qui souvent ne nous renseignent que très peu sur la portée véritable d’une œuvre et encore moins sur l’expérience qu’elle suscite. Il déplore également la navrante séparation entre l’éthique et l’esthétique. Steiner tente de restaurer une vision où l’œuvre se déploie dans un espace qui permet de créer du sens.
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Dans le château de Barbe-Bleue

Il m'est bien difficile de faire une critique de cet essai. Tout premièrement parce que je m'attendais à autre chose en lisant cette oeuvre, qu'elle ne répond pas à mes attentes et que je suis donc déçue. Ensuite, parce que le livre est déjà ancien, écrit entre septembre 1970 et janvier 1971, et que des sujets abordés sont dépassés (ce qui touche par exemple à l'informatique). Enfin, parce qu'il s'agit d'un livre que je qualifierais d'élitiste, où je sens parfois l'esprit critique et assez méprisant de l'auteur.Il faudrait pouvoir donner une définition exacte de la Culture, et dire ce qu'il en est de l'après culture... Si la Culture s'arrête aux auteurs classiques, et que tout ce qui suit est l'après culture, ou de la sous culture, culture au rabais, c'est une façon de voir qui peut ne pas être partagée par tous. L'auteur fait référence à des écrivains ou philosophes qu'il juge importants, soit, mais il me met mal à l'aise lorsqu'il écrit par exemple, à propos d'un engouement pour la musique classique dans les années 70, "La bande magnétique, la radio, le phono, la cassette répandent une musique ininterrompue sur tous nos instants et tous nos travaux. C'est sans doute ce qui explique le succès commercial de Vivaldi et des compositeurs mineurs du dix-huitième siècle. Et la profusion de baroque et de musique de chambre pré-classique dans le catalogue du microsillon. Il s'agit souvent là, à l'origine, de Tafelmusik, d'une tapisserie sonore encadrant les affairements domestiques. Mais nous sommes aussi enclins à faire des modes nobles un bruit de fond. Rien ne nous empêche de faire tourner l'Opus 131 tout en prenant le café du matin. La Passion selon saint Matthieu est à notre disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours par semaine. Les conséquences sont, encore une fois, incertaines : une intimité jamais atteinte, aussi bien qu'une désacralisation. Nous baignons dans un sirop de sublime."... N'est ce pas une forme de dictature que d'imposer des lectures et des musiques spécifiques?

La culture se compose de strates déposées au fil des époques, des modes. Le meilleur subsistant, le reste étant oublié ou archivé car étant l'objet d'études pour des spécialistes. Le champs de connaissance étant si vaste, il est de plus en plus difficile de posséder une culture universelle, il nous faut une spécialisation pour approfondir, sinon nous sommes condamnés à tout survoler.

Autre point. Le livre est divisé en quatre chapitres.

- Le grand ennui

- Une saison en enfer

- Après-culture

- Demain

A différentes reprises l'auteur aborde l'horreur des camps d'extermination du régime nazi, et je m'étonne de certaines de ses réflexions : "Nous comprenons maintenant que les sommets de l'hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement, des institutions, de l'appareil et de l'éthique de la haute culture. En d'autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l'ombre des camps de concentration. (...) Nous savons aussi - et cette fois-ci les preuves sont solides, bien que la raison s'obstine à les ignorer - que des qualités évidentes de finesse littéraire et de sens esthétique peuvent voisiner, chez le même individu, avec des attitudes barbares, délibérément sadiques. Des hommes comme Hans Frank, qui avait le haute main sur la "solution finale" en Europe de l'Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois de bons interprètes, de Bach et Mozart. On compte parmi les ronds-de-cuir de la torture ou de la chambre à gaz des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke. Il est trop facile de dire que "ces hommes ne comprenaient rien aux poèmes qu'ils lisaient où à la musique qu'ils possédaient et interprétaient si bien." Rien ne permet d'affirmer qu'ils étaient moins ouverts que quiconque au génie humain, aux forces morales qui modèlent la littérature et l'art."... Ce qui signifie simplement que l'homme est complexe, imprévisible, et qu'il peut être monstrueux tout en étant instruit, et Bach, Mozart, Goethe ou Rilke (et beaucoup d'autres, Wagner compris) ne sont pas responsables! Et je ne vois pas pourquoi malheureusement un haut lieu de l'Histoire ou de de la Culture, ou un site admirable, ne pourrait pas être irrémédiablement souillé par un charnier ou un centre où se sont commis les pires atrocités, cela me semble relever du hasard et pas d'une volonté délibérée.

Un ouvrage, assez confus et complexe utilisant un vocabulaire soutenu, qui ne m'aura pas vraiment séduite, mais qui me fait quand même m'interroger.

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Le Transport de A. H.

A. H. ou comment évoquer sans avoir l’air de le faire le personnage le plus épique, le plus effroyable, le plus intelligent, le plus génial, le plus fou du 20e siècle (chaque lecteur choisira l’adjectif qui lui convient en fonction de ses affinités particulières) : Adolf Hitler.



Ne nous atermoyons pas sur le caractère houleux du choix d’un tel sujet. George Steiner ne laisse pas le temps au lecteur de se poser des questions et le fait débarquer de manière impromptue dans son roman, alors que deux personnages semblent en pleine confrontation :



« -Toi.

Le vieil homme se mordit les lèvres.

- Toi. C’est toi ? »



Le premier chapitre amorce une présentation très vague de la situation. George Steiner prend un malin plaisir à effacer tout indice permettant d’identifier les personnages, et même l’objet de leur discussion demeure un mystère insoluble. On espère que la situation s’éclaircira au fil du temps, mais Steiner est aussi terrible (à un autre niveau) que A. H. et il prend un malin plaisir à brouiller les pistes et à perdre son lecteur dans les bifurcations improbables d’une intrigue qu’on peine à comprendre.

Ainsi, quatre fils différents s’entrelacent (peut-être même davantage, il n’est pas facile de trancher clairement), mettant en scène des personnages différents dont le seul point commun est celui d’être liés d’une quelconque façon à A. H.





A. H. est mort depuis des années, dixit l’opinion générale, et des preuves tangibles semblent pouvoir le confirmer. Mais quelques voix se font entendre, qui remettent en cause ce fait établi. En vérité, A. H. ne serait pas mort mais croupirait dans un marais au fin fond de l’Amazonie (torture autrement plus intense). Une équipe a été dépêchée pour le retrouver dans le plus grand secret gouvernemental. Dans les hautes sphères politiques, entre personnalités bien informées, la question entraîne également son lot d’interrogations. Entre juifs et rescapés des camps de concentration, les considérations prennent une tournure plus personnelle, et c’est à ce moment-là seulement que le Transport de A. H. devient véritablement intéressant.





On sent que George Steiner n’est pas très à l’aise avec la forme du roman. Plus connu pour ses essais, lorsqu’il s’empare de la fiction, il donne l’impression de s’embourber avec des usages et des expressions convenues. Vaille que vaille, il tente d’instaurer une atmosphère différente à chaque chapitre mais se perd surtout dans des descriptions creuses et des accumulations de détails inintéressants (« Ryder passa les doigts sur le cuir craquelé. Tout cela aurait eu besoin d’un peu de cire ») lorsqu’il ne donne pas l’impression de se lancer dans une parodie de roman noir un peu laborieuse :





« Il s’approcha. Son haleine sentait l’alcool mais sans exagération.

- Sales bestioles.

Il se donna une tape sur l’avant-bras et fixa pensivement l’insecte écrabouillé. »





George Steiner instaure un rythme également éprouvant. Il faudra plier l’échine et s’y soumettre avec maints efforts dans les deux premiers tiers du roman, avant d’accéder au dernier tiers, qui constitue de loin la partie la plus intéressante du Transport de A. H.. On comprend alors pourquoi George Steiner a choisi la forme du roman pour aborder les questions troubles liées à l’existence d’Adolf Hitler : elle permet un désengagement partiel de l’écrivain qui peut alors oser avancer des théories politiquement incorrectes en les attribuant à ses personnages ou à Hitler, sans que la parenté avec sa réflexion personnelle ne soit directement invoquée. Question de prudence bien compréhensible puisque George Steiner s’érige à l’opposé des bonnes âmes pleines d’une compassion qui ne permet pas à l’Histoire d’avancer. Il remet également en question le rapport victimes/coupables dans une tentative non pas de rejeter les accusations d’une partie de l’humanité sur l’autre mais de répartir équitablement la dose de bien et de mal en chacun, dans une négation totale du manichéisme qui sévit habituellement lorsqu’on évoque les conséquences de l’Holocauste et du Reich. Le plaidoyer final d’Adolf Hitler sera l’occasion pour George Steiner de poser une question cruciale : en désirant éliminer les juifs, l’homme n’aurait-il pas permis, finalement, leur résurrection ? N’est-ce pas grâce à lui qu’Israël a pu se fonder aussi facilement aux lendemains de la seconde guerre mondiale ?





On s’avance sur un terrain nébuleux. La prudence de George Steiner traduit peut-être une autre incertitude : celle de pouvoir répondre clairement à ces questions. Là où l’essai est censé pouvoir apporter une réponse, le roman permet quant à lui de laisser les interrogations en suspens…
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Après Babel

Pourquoi existe-t-il des milliers de langues (phonèmes, sémantiques, syntaxes) alors qu’il n’y a pas des milliers de variantes de l’appareil phonatoire ni des réseaux neurophysiologiques ? Parce que, selon Steiner, les clans, les tribus, les nations inscrivent et protègent ainsi leurs acquis culturels. La multiplicité des langues est la conséquence d’une différentiation sans fin. Le désordre apparent de Babel est le prix à payer pour affiner le dire : « Toute langue représente le modèle le plus juste qu'on connaisse du principe d'Héraclite. Chacune se modifie à tout instant du temps vécu » (p 52). D’ailleurs, « Comprendre c'est traduire » : Il est impossible de comprendre, même dans sa propre langue, sans interpréter. Le sens profond d’un texte, sa portée, et en poésie ses ramifications et ses images, varient d'un locuteur ou d’un lecteur à l'autre : « La traduction d'une langue dans une autre est l'objet de ce livre, mais c'est aussi une voie d'accès au langage lui-même […] A l'intérieur d'une langue ou d'une langue à l'autre, la communication est une traduction (p 88-89). Un acteur interprète Racine ; un pianiste donne une interprétation d’une sonate de Beethoven […] C’est là, il me semble, que tout commence (p 64).



« La littérature, dont le génie s'enracine dans ce qu'Eluard appelait " le dur désir de durer", ne peut vivre que par le jeu d'une traduction constante à l'intérieur de sa propre langue » (p 67). Dans tout échange, la compréhension a des sources multiples : « Chacun de nous puise, délibérément ou par habitude, à deux sources linguistiques : la langue courante, qui correspond au niveau de culture personnel, et un fond privé. Ce dernier se rattache de façon inextricable au subconscient, aux souvenirs dans la mesure où ils sont susceptibles de verbalisation, et à l'ensemble singulier et irréductible que compose la personnalité psychologique et somatique […] La composante privée du langage rend possible une fonction linguistique majeure et cependant mal comprise. […] Il est évident qu’on parle dans le but de communiquer. Mais aussi pour dissimuler, omettre. Le don qu’ont les êtres humains de fausser l’information emprunte toutes les formes possibles, du mensonge éhonté au silence » (p 86-87).



C’est « Le mot contre l’objet ». Entre ce qu’on dit et ce qu’on voulait dire, il y a toujours plusieurs grilles de compréhension : « Le jargon secret des bandes d’adolescents, le mot de passe du conspirateur, les petits riens tout bêtes des amoureux, le parler bébé sont des ripostes sporadiques et éphémères à la vulgarité étouffante, à la sclérose de langue » (p 249). A l’extrême, le poète « va s’efforcer de pulvériser, ou au moins d’affaiblir, les enchaînements sans surprise de la raison et de la syntaxe, de la voie délibérément tracée et de la forme verbale (et ce sont les Illuminations de Rimbaud) » (p 252). Paraphrasant le mot prêté à Talleyrand, Steiner affirme que « Le langage est l’instrument privilégié du refus de l’homme d’accepter le monde tel qu’il est » (p 303). « Dans la langue quotidienne, il n'y a que deux classes de phrases non teintées par l'intention ou la réticence individuelle : les définitions et les réactions irréfléchies à un stimulus » (p 317). « Ambiguïté, polysémie, obscurité, manquements aux enchaînements logiques et grammaticaux, incompréhension réciproque, faculté de mentir ne sont pas des maladies du langage mais la source de son génie. Sans eux, l'individu et l'espèce toute entière auraient dégénéré » (p 324). 



En conséquence de cette complexité, il n’y a pas de place pour une traduction littérale. La traduction doit être un « mouvement herméneutique qui consiste à faire jaillir une signification et à l’acheminer par un acte d’annexion » (p 403). Le mot à mot est une illusion où « le traducteur s‘immobilise aux frontières. Il sécrète plus ou moins délibérément une « interlangue » [] Il travaille entre les lignes et la traduction interlinéaire mot à mot répond exactement à cette définition : c’est le vide intersidéral de l’espace psychologique et linguistique » (p 427).

Une seconde conséquence de cette complexité : « Que ce soit calculé ou non, l'américain et l'anglais britannique, du fait de leur diffusion universelle, sont un des facteurs de destruction de la variété linguistique naturelle. Et ce type de destruction est peut-être la plus irréversible des catastrophes écologiques qui marquent notre siècle » (dernière page).



Dans un chapitre intitulé « Langage et gnose », dont le titre laisse percer l’ironie, Steiner traite avec un irrespect perspicace ses précurseurs, logiciens et linguistes (Humboldt Whorf, Chomsky, Lévi-Strauss, etc.), et leurs querelles sur les monades ou l’universalité innée. Par exemple citant Chomsky « il n'y a aucune raison de croire que des critères opératoires sûrs se dégagent jamais en ce qui concerne les notions théoriques les plus profondes et les plus importantes de la linguistique », Steiner le reprend : « qu'on essaye d'arracher le monstre au fonds marins, et il se désintègre ou se transforme de façon grotesque » (p 154). Existe-il une science du langage ? « Chaque fois qu’on réfléchit sur le langage, que le langage contemple sa propre réflexion, on est confronté à un autisme ontologique inévitable, on tourne en rond au milieu de miroirs » (p 167-8).



Steiner use d’une langue fluide au service d’une érudition touffue, aussi bien en philosophie qu’en littérature ou en sciences. Il distingue clairement ses thèses de celles de ses maitres et compétiteurs. Il ajoute des digressions qui peuvent disperser l’attention (cf. l'influence du second principe de la thermodynamique sur la sensibilité et le langage p 222 sq.). Son livre regorge de longues citations en grec, latin, français, anglais, allemand, qui marquent son amour pour les classiques mais sentent la note de cours, d’un cours brillant qu’on aurait aimé entendre plutôt que lire. C’est le cas des trois exemples qui ouvrent le livre, un monologue furieux de Shakespeare, un sonnet mirlitonnesque de Rossetti, et un texte chic de Noël Coward, ou encore, en fin de livre, le parallèle de la mort d’Hyppolite dans Euripide, Sénèque et Racine. Partout paraît son respect – son amour – pour les langues anciennes : "L'ambition et la portée du modèle hellénique et hébraïque étaient telles que les apports véritables et les trouvailles sont depuis restés rares. Il n'est pas de chagrin plus profond que celui de Job, pas de refus de se plier aux lois de la cité plus tranchant que celui d'Antigone [...] Pour de nombreuses cultures la cécité est la pire infirmité, le retrait du monde vivant ; dans la mythologie grecque au contraire, le poète et le prophète sont aveugles et, grâce aux antennes de la parole, voient plus loin" p 58-59.



Malgré les défauts de la longueur (Steiner a écrit sa première version en 1975 et l’a revue et augmentée en 1991 et 1998), ce livre est passionnant.

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Tolstoï ou Dostoïevski

Le choc des titans.



Peut-on définir une personne selon le choix qu’elle ferait entre deux maîtres de la littérature mondiale : Tolstoï et Dostoïevski ?



Voilà une question qui mérite un livre.



Pour être plus précise, une étude de Georges Steiner, professeur de littérature comparée.



Pour autant, pas de jugement de valeur à attendre. Pas de cases à cocher à l’image des tests des magazines pour vous révéler votre psyché.



Il s’agit plutôt d’une analyse approfondie de l’œuvre de ces deux auteurs, ce qui les rassemble comme ce qui les oppose.



D’un côté, nous avons donc Tolstoï, le chantre de la vie rurale, auteurs de fresques historiques telles Guerre et Paix ou Anna Karénine. Le moralisateur, spécialiste des intrigues multiples au souffle épique.



De l’autre côté, Dostoïevski, l’auteur des villes, spécialiste de l’action resserrée aux ressorts dramatiques.

L’auteur qui cherchait son inspiration dès la rubrique faits divers des journaux russes et sondait les mystères de l’âme.



Unis dans l’appréciation qui est faite de leurs œuvres, en témoigne leur présence, côté à côté, eux qui ne se sont jamais rencontrés, sur la liste des monuments de la littérature mondiale.



Cette étude, présupposant une connaissance des principaux romans des deux auteurs, est très dense et exigeante. Mais quelle récompense ! Elle permet de mieux comprendre les romans et leurs auteurs, donnant des clefs de lectures pour mieux apprécier et analyser leurs travaux.



Une œuvre passionnante et indispensable pour tous ceux qui aiment ces écrivains.
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Dans le château de Barbe-Bleue

Cet essai de George Steiner, publié en 1986, part d’une interrogation intéressante : comment peut-on expliquer le déchaînement des atrocités et des crimes vécus au siècle dernier alors même que la Culture, censée promouvoir des idées d’esthétique, de grandeur et de progrès, était plus accessible que jamais ? Ou, comme se demande Steiner : comment est-il possible que Buchenwald ne soit situé qu’à quelques kilomètres de Weimar ?



A partir de cette interrogation, Steiner nous fait profiter d’une réflexion très intéressante sur les idéaux qui ont façonné la Culture depuis le 18e siècle, afin de nous aider à comprendre son évolution et afin d’élucider les raisons mystérieuses qui l’ont empêché de se faire le remède, entre autres, des deux grandes guerres mondiales.

Si la Culture n’a pas réussi à nous préserver de ces maux, peut-on légitimement se demander si elle n’est pas, au contraire, à l’initiative des atrocités commises au cours du 20e siècle ? Existe-t-il des choses que les hommes ne sont pas encore prêts à savoir ? La métaphore du château de Barbe Bleue est très bien choisie… Nous ouvrons les portes de la connaissance, les unes après les autres, sans nous demander s’il est bon ou non de les ouvrir, assoiffés que nous sommes d’en apprendre sans cesse davantage, et nous précipitant déjà pour ouvrir la porte suivante sitôt que nous en avons franchi une.

D’un point de vue personnel, cette idée me plaît beaucoup. On peut me taxer de réactionnisme, mais l’emballement des connaissances scientifiques me semble être à l’encontre d’un progrès scientifique raisonnable, qui avance par paliers, qui s’assure que chaque étape est digne d’être validée avant de passer à la suivante. La profusion et l’abondance des œuvres artistiques est aussi un phénomène que je juge négatif, non pas qu’il me fasse peur, ou que je trouve regrettable que la culture soit ainsi offerte à tous, mais parce qu’à force de saturation, il pousse au dégoût de la Culture.



Dans la première partie de son livre, Steiner décrit une période de grand ennui qui, selon lui, aurait modelé une Culture de l’impatience, du désœuvrement, marquée par une envie de retrouver la violence et l’impétuosité des grandes guerres napoléoniennes. « Plutôt la barbarie que l’ennui », comme le disait notre bon vieux Théophile Gautier. Et là où les bons sentiments semblent pâles et ternes, les esprits s’échauffent à l’idée d’un lendemain plus tumultueux.





« Après Napoléon, que restait-il à faire ? Comment des poitrines promises à l’atmosphère grisante de la révolution et de l’épopée impériale auraient-elles pu respirer sous le ciel plombé de l’ordre bourgeois ? Comment un jeune homme pouvait-il à la fois écouter les récits que son père lui faisait de la Terreur et d’Austerlitz et descendre à cheval le boulevard paisible conduisant à son bureau ? Le passé plantait ses dents aigües dans la pulpe grisâtre du présent ; il provoquait, il semait des rêves insensés. »





De là, Steiner explique la sorte de « dégénérescence » qu’aurait connue la Culture, se faisant la porte-parole d’idéaux plus sombres et meurtriers que ceux des périodes précédentes. Vison un peu manichéenne sans doute, mais je ne me hasarderai pas à tenter de faire une comparaison minutieuse des œuvres parues au cours de ces deux périodes mises en opposition.

Et Steiner de regretter ces vers de Carducci :





Salut, ô genre humain accablé !

Tout passe et rien ne meurt.

Nous avons trop souffert et trop haï. Aimez :

Le monde est beau et l’avenir est saint.





Plus loin, dans une deuxième partie de son livre, Steiner s’interroge sur le rôle des humanités. Quel avenir pour les cultures dites « classiques » dans un monde qui a perdu ses repères et qui se voit chamboulé par l’arrivée de contre-cultures qui ne se définissent que par leur opposition à ce classicisme ? L’effondrement d’un socle de connaissances de bases semble, pour Steiner, avoir accéléré la chute de l’humanité dans un monde plus instable. La culture des humanités a perdu de la vitesse devant l’émergence d’une culture scientifique de plus en plus élaborée. La scission entre les deux mondes se fait de plus en plus forte, et Steiner la regrette :





« Il est absurde de parler de la Renaissance sans connaître sa cosmologie et les rêves mathématiques qui présidaient alors à l’élaboration des théories de l’art et de la musique. Etudier la littérature et la philosophie des dix-septième et dix-huitième siècles sans tenir compte de l’essor de la physique, de l’astronomie et de l’analyse mathématique à cette époque, c’est se cantonner dans une lecture superficielle. Un panorama du néo-classicisme qui omet Linné est vide. Que peut-on dire de sérieux de l’historicisme romantique, de la temporalité après Hegel, si on laisse de côté Buffon, Cuvier, Lamarck ? Les humanités ne se sont pas seulement montrées arrogantes en claironnant leur position privilégiée. Elles ont également fait preuve de sottise. »



Steiner semble vouloir nous apprendre à nous détacher d’une Culture classique, qui a fait son temps et qui nous renvoie seulement à un passé que nous devrions cesser de considérer comme appartenant au présent, pour mieux nous enrichir des nouvelles cultures et les considérer à leur juste valeur. Grand amateur de musique, Steiner ne tarit pas d’éloge à l’égard du développement de la technologie qui permet de la rendre accessible au plus grand nombre :





« Il n’est plus de mode d’amasser ses sentiments à l’abri du silence. La musique enregistrée s’accorde parfaitement à ces aspirations. Assis côte à côte, l’attention flottante, nous sommes emportés par le son, individuellement et collectivement. Voilà le paradoxe libérateur. A la différence du livre, le morceau de musique se révèle d’emblée propriété commune. Nous le vivons simultanément sur le plan personnel et social. Le plaisir de l’un ne lèse pas les autres. Nous nous rapprochons tout en affermissant notre identité. »





Steiner nous offre également la possibilité de considérer la Culture scientifique sous un regard neuf, essayant de nous apprendre à déceler le potentiel imaginaire qui se tient en elle :





« Aux racines de la métaphore, du mythe, du rire, là où les arts et les constructions délabrées des systèmes philosophiques nous font défaut, la science reste active. Qu’on aborde à ses régions les plus obscures, et se font jour une suprême élégance, un bouillonnement et une gaieté de l’esprit. Pensez au théorème de Banach-Tarski, selon lequel on peut diviser le Soleil et un pois en un nombre fini de parties discrètes, de manière qu’elles se correspondent deux à deux. La conséquence inéluctable est qu’on peut glisser le soleil dans la poche de son gilet et que les parties qui composent le pois peuvent remplir l’univers, sans un vide ni à l’intérieur du pois ni dans l’univers. Quel délire surréaliste engendre une merveille plus explicite ? »





Malgré toutes ces approches novatrices de la Culture, malgré le regard avisé de Steiner sur les limites que le savoir ne devrait jamais franchir, cet essai me laisse dubitative…

Evidemment, on pourrait reprocher à Steiner de n’aborder que la question de la Culture occidentale. Une allusion rapide est faite aux autres Cultures, mais elle se résume à ce passage :





« C’est sur notre culture tout entière que se concentre la tension, car, comme nous le rappellent les anthropologues, nombre de sociétés primitives ont préféré l’immobilisme ou la circularité du mythe au mouvement en avant, se sont perpétuées autour de vérités immuables. »



Mais je ne pense pas que ce soit le problème principal de cet ouvrage. Il fallait bien se limiter à l’étude d’une Culture pour ne pas se perdre dans de multiples théories…

Je reproche à cet essai une forme de démagogie du progrès, qui veut se tourner vers les nouvelles techniques avec l’espoir miraculeux d’abandonner tous les démons du passé.

Steiner est flou sur la conclusion qu’il veut apposer à cette réflexion. Sur un ton plutôt fataliste, il évoque la nécessité des hommes à en apprendre sans cesse davantage, se demandant toutefois quels bénéfices l’humanité pourrait retirer de l’ouverture de la dernière porte du château de Barbe-Bleue. Donnant l’impression de vouloir limiter la casse, il propose alors d’unir les Cultures classique et scientifique dans un élan commun vers le progrès modéré.

Belle conclusion, que d’autres avaient déjà tirée avant Steiner. Fallait-il employer une arme de la Culture pour démontrer que celle-ci doit être régulée afin que l’on en tire le meilleur parti ? Ce paradoxe presque schizophrène m’empêche de considérer cet essai avec tout le sérieux qu’il le mériterait peut-être… Mais parce qu’il est rempli de réflexions intéressantes sur le sens que l’on veut donner à la Culture et sur l’orientation qu’on veut lui faire prendre, il mérite d’être lu.
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Le silence des livres

"Les contestataires du livre et ses ennemis ont toujours été parmi nous. Les hommes et les femmes de livre, si je puis reprendre, en l'élargissant, cette catégorisation victorienne raffinée, s'arrêtent rarement à considérer la fragilité de leur passion."

Pourquoi Georges Steiner se montre-t-il alarmiste ? À quoi sommes-nous peu attentifs qui pourrait léser notre passion des livres ? Suivons la réflexion de l'essayiste développée en une quarantaine de pages aux éditions Arléa.

[...]

Plus proche de note époque, l'émergence de deux grands courants contestataires du livre méritent attention.

Le premier est appelé par Steiner «pastoralisme radical», apparu avec Rousseau. L'idée que l'arbre de la pensée et de l'étude est gris, tandis que celui de l'élan vital est éternellement vert, résume bien ce courant. C'est ce que proclame Wordsworth lorsqu'il affirme qu'une « impulsion printanière sur l'arbre » vaut bien plus que toute érudition livresque. Les livres parasitent la conscience immédiate et les laisser influer sur nos vies revient à renoncer aux risques et à l'extase que donne le rapport primaire, premier, aux choses. William Blake, Thoreau et D.H. Lawrence ont revendiqué cette forme d'authenticité. (Rapprochons cette thématique de l'idée exprimée aujourd'hui par Pierre Bergounioux dans son excellent Jusqu'à Faulkner).

Le second courant hostile au livre pose une question simple : en quoi peut-il contribuer à soulager l'humanité souffrante, quels affamés ont été nourris par un livre ? demandent les nihilistes et révolutionnaires anarchistes de la Russie tsariste au tournant du 19e siècle. Face à l'extrême misère, il y a pour les nihilistes de l'obscénité dans la cote d'un manuscrit rare ou d'une édition princeps. Tolstoï lui-même avancera que la grande culture, la grande littérature en particulier, ont une influence délétère, qui affecte la spontanéité et le fondement moral des hommes et des femmes. Tolstoï, répudiant ses propres fictions, prône que le seul besoin est un bréviaire qui lui donne l'essentiel de l'Imitatio Christi. Il sait parfaitement, et s'en réjouit, l'absence de l'écrit dans l'enseignement de Jésus. En Russie toujours, la révolution dont la tâche essentielle est celle du renouveau de la conscience humaine, le poids accablant du passé – statues marmoréennes des grands classiques canonisés ! - doit être rejeté et les livres anciens brûlés. Alors seulement les penseurs et poètes futuristes pourront se faire entendre. Mais Heine affirmait déjà en 1821 devant les autodafés de nationalistes allemands : "Là où aujourd'hui on brûle des livres, demain on brûlera des hommes... "

[...]

Intellectuel, mandarin universitaire, rat de bibliothèque, Steiner aborde pour conclure l'emprise de l'imaginaire, sa grande hantise qu'il espère n'être qu'une hypothèse psychologique erronée. "L'imaginaire, l'abstraction conceptuelle sont capables d'envahir et d'obséder le siège de notre sensibilité. » [….]. L'érudit, le vrai lecteur, le faiseur de livres est saturé par l'intensité terrible de la fiction." Les personnages sont capables d'acquérir une force de vie, un pouvoir sur le temps et l'oubli dont aucun humain n'est capable. La réalité est déformée au point de ne plus entendre le cri dans la rue, qui n'est rien au regard de celui de Lear à Cordélia. Des milliers de morts dans le monde affectent moins que la mutilation du chef-d'œuvre dans un musée. Nous-mêmes, n'allons-nous pas être davantage retournés par les pages d'un Dickens poignant entre nos mains lisses que par le malheureux aux doigts sales et gelés quémandant un sou sur le trottoir en bas ?



Et Steiner pose cette interrogation : "En tant que professeur pour qui la littérature, la philosophie, la musique, les arts sont la matière même de la vie, comment puis-je traduire cette nécessité pour moi, en une lucidité morale, consciente des besoins humains, de l'injustice qui rend à ce point possible une si haute culture? Les tours qui nous isolent sont plus solides que de l'ivoire. Je ne connais pas de réponse à cette question. "



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Ceux qui brûlent les livres

George Steiner (1929-2020)



S'il y a des choses que je regrette de cette sapristie Covid qui nous gâchait la vie, c'est que George Steiner, le grand professeur est mort à Cambridge dans un quasi silence.



George Steiner, une voix qui me manque, une voix qui me faisait trembler d'émotion quand il parlait de Tolstoï et Dostoïevski ; je devenais frénétique, fiévreux au son de sa voix, il ne fallait pas me déranger. Il arrivait vite à galvaniser son auditoire comme un joueur de tennis qui arrive sur le court chaud bouillant après un entrainement exigeant. En fait, Il semblait dans un monde qu'il devait ne jamais quitter ! C'était cela aussi qui impressionnait.

A quoi cela était dû ? il en parlait trop bien sans doute, il avait tout lu déjà, il avait réussi je pense comme celui qui arrive avec une force insoupçonnée à se tailler une place de choix dans un arbre pour voir mieux que tout le monde l'entrée de l'artiste qui nous fascine, nous subjugue. Il s'est rapproché d'eux en fait, grâce à son éloquence et à son érudition. Comme il était doué pour apprendre, pour les langues et la littérature, la philosophie, il a tout compris de ces deux géants, il en a percé les secrets ; il ne les a pas comparés, non, il les a réunis si singuliers, si différents, dans un livre qui est une référence, ce que personne n'a réussi à faire. Il y a des réflexions, des tranches de vie côte à côte, de la sublimation. Il nous dit que ce n'est pas à lui de trancher, que c'est à chacun d'avoir sa préférence en nous donnant suffisamment de grain à moudre. Il a sa petite idée bien sûr, mais par intelligence, il se refuse à la donner car il sait très bien que quand on est sur la ligne de crête, y mettre une fausse note pourrait engendrer une incompréhension plus qu'un avantage de l'un sur l'autre.



Pour moi Tolstoï et Dostoïevski, c'est comme les Stones et les Beatles, ça n'arrive qu'une fois par siècle, et encore.. j'étais Stones, franchement Stones et ai été bercé par les deux, j'achetais leurs disques et je me demande avec le temps si je ne suis pas en train de réparer ces écarts, pour finir il ne me plairait pas de parler de l'un sans parler de l'autre. C'est ce qu'il se passe pour Tolstoï et Dostoïevski. Qui sait si l'un ne s'est pas fait à l'ombre de l'autre, même éloignée, que seuls les égos séparaient, et réciproquement ?



C'était le voeu que s'apprêtait à réaliser Alexandra Tolstoï, jeune tante de Léon Tolstoï, attachée à la cour des tsars, si jeune qu'il en était amoureux, elle fut longtemps sa confidente. Il se trouvait qu'Alexandra comptait dans ses relations Dostoïevski dont elle admirait l'oeuvre : ils étaient amis. Elle était sur le point de les réunir pour la première fois, elle n'aura pas réussi son rêve car Dostoïevski est mort entre temps.



Alors je ne sais pas si George Steiner était au courant de cet épisode, quoiqu'il en soit il a su nous restituer avec brio ce lien invisible entre les deux géants.
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Après Babel

Georges Steiner



Humour, toujours amour de l’intelligence,

jamais la pesanteur de la science

la culture modeste toujours.



Il en est de plus connus

de plus vendus,

de plus interrogés.

Mais quand j’ai besoin de m’éperonner

avec de l’intelligence ironique,

avec des rapprochés humoristiques,

avec de salutaires rappels du tragique,

quand j’ai besoin en une page unique

de faire connaissance d’auteurs

dont j’ignorais des écrits la hauteur,

alors, je prends un livre -

n’importe lequel - il livre

des pages généreuses,

Et pendant ces heures de lecture heureuse

je deviens pour quelques instants

Comme lui intelligent et tolérant.



Dans les lieux où nous lisons Georges Steiner nous sommes protégés pour un moment des barbaries - paradoxe pour un homme qui écrit les barbaries du siècle passé; ses pages d ’intelligence et d’ humanité nous protègent de nos penchants à la médiocrité et la haine.

Nous écoutons la musique des mathématiques de l’univers en buvant la voie lactée de la culture universelle.



effleurements livresques, épanchements maltés http://holophernes.over-blog.com © Mermed
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Le silence des livres

La lecture est un acte solitaire (la plupart du temps), un acte pour s'échapper du bruit du monde, un acte trop rare aujourd'hui comme l'explique si bien George Steiner dans ce beau petit livre - Le Silence des livres - dont je recommande particulièrement la postface de Michel Crépu intitulée Ce vice encore impuni qui fait la part belle à Proust, à l'enfance et au temps qu'on passe le nez et les yeux dans un livre, le meilleur qui soit sans doute...
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Le silence des livres

C’est un tout petit livre, que j’ai trouvé à la bibliothèque et que j’ai trouvé très intéressant ! En vérité, j’aurais voulu qu’il soit dix fois plus long !



Je vais vous parler l’un après l’autre de ce que j’ai retenu de ses deux essais :









Le silence des livres



George Steiner nous rappelle tout d’abord que notre société est plus imprégnée par l’oral que par l’écrit. On l’oublie souvent, l’écriture est plutôt récente dans l’histoire de l’humanité. Comme il le fait remarquer, l’écrit «dessine un archipel dans les vastes eaux de l’oralité humaine ».



Et en effet, quand on y pense, l’écriture date du deuxième millénaire avant notre ère en Chine ancienne. La plus grande partie de l’histoire de l’humanité s’est transmise de façon orale, à travers les chansons, les histoires, les contes…L’écrit, qui prend une place tellement considérable dans notre monde est finalement assez »jeune », si on peut s’exprimer ainsi.







Il nous parle aussi des différents arguments qu’il y a eu dans le monde contre l’écrit (arguments assez intéressants et qui se sont réalisés en plus, surtout pour le deuxième je trouve!)



1.le texte est contractuel et figé.

On peut dire qu’il relie l’auteur à ce qu’il écrit, sans possibilité de modification. Alors que l’oralité rend possible le moyen de se corriger soi-même, immédiatement. (tandis que pour l’écrit, il faut un autre écrit!)





2.le texte réduit notre capacité d’apprendre par cœur des textes. Si on a les textes à portée de mains, ce n’est plus la peine d’emmagasiner autant de connaissances dans la mémoire : Il suffit de reprendre les livres. Le pouvoir de notre mémoire s’est trouvé diminué depuis l’écrit.



L’auteur se pose aussi la question de l’appropriation du texte : Il est vrai que lorsqu’on apprend un texte par cœur, il nous appartient d’une certaine manière et il nous change, puisqu’on l’a en nous. Avec l’écrit, ce n’est pas pareil.



Autre point marquant fut le paragraphe sur le manque de silence. Je suis tout à fait d’accord avec lui, lire tranquillement est devenu presque un luxe.



————–



Ce vice encore impuni



Michel Crépu a soulevé un point très intéressant dans son petit essai : l’incompatibilité de la lecture solitaire avec notre société.



Pourtant, tout est rassemblé pour propager la lecture. On a tout ce qu’il nous faut, des librairies, des bibliothèques, des professeurs, mais il nous manque le temps et la patience.



Pour ce qui est du temps : On a une phobie de l’ennui, qui, je trouve devient inquiétante. Il faut toujours faire quelque chose, et souvent, il faut être occupé et faire partie de groupes. Vouloir être seul est mal vu, surtout si c’est pour une occupation aussi solitaire que la lecture.



Pour ce qui est de la patience, notre génération est une génération web 2.0. Une génération habituée à sauter d’un lien à l’autre, à avoir l’information le plus rapidement possible et à ce que cette information soit la plus courte possible.

J’ai parfois du mal à me plonger dans ma lecture, mes yeux sautent automatiquement d’un mot à l’autre à la recherche de l’information intéressante au lieu de lire dans l’ordre. Il me faut à chaque fois plusieurs minutes pour me « remettre dans le bain » et recommencer à lire soigneusement.



———————————



Pour finir, n’hésitez pas à l’emprunter, il se lit en deux heures facilement. On apprend beaucoup de choses (ce fut en tout cas le cas pour moi) et il nous amène à réfléchir sur la place de la lecture et de l’écrit dans notre société.


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Tolstoï ou Dostoïevski

George Steiner est un grand érudit Il a été critique littéraire et professeur de littérature à Genève; Il se définit comme "un maître à lire". Dans cet ouvrage il explore les univers de Tolstoï et de Dostoïevski, deux univers radicalement contrastés, deux interprétations du destin de l'homme, à tel point qu'on a pu dire qu'en demandant à un homme ou à une femme s'il préfère Tolstoï ou Dostoïevski, on peut connaître le secret de son coeur...

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Tolstoï ou Dostoïevski

Georges Steiner s'est éteint chez lui à Cambridge (Royaume uni), il avait 90 ans. Quelle immense malheur pour la littérature que cette perte. On n'entendra plus cet érudit discourir sur Tolstoï, Shakespeare, Dostoïevski, Heidegger. Aragon .. avec ce talent incomparable et cette lucidité extraordinaire.

. Je n'oublierai jamais cette éloquence qu'il avait quand il parlait si bien des géants de la littérature. Pour en parler si bien, il a su se hisser à leur niveau comme critique, comme philosophe, comme professeur, comme écrivain, apprendre leur langue, lire la totalité de leur oeuvre, travail de titan, voir transversalement les choses pour en extraire le meilleur et découvrir des aspects insoupçonnés. Quand cet esprit supérieur comparait, c'était sa spécialité, il ne comparait pas, il avait trop de respect pour eux, il confrontait ; il s'arrangeait toujours de manière dynamique pour cultiver la différence. Des générations d'étudiants s'en souviendront. Son Tolstoï ou Dostoïevski , je le place très haut dans ma bibliothèque, sans monter à l'échelle.

("Notre maladie héréditaire, c'est d'être juste envers ce qui est grand dans le monde de l'esprit")
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Le silence des livres

Ce livre très fin se compose de deux textes : "Le silence des livres" de George Steiner, qui questionne la place de l'écrit dans la société d'hier et d'aujourd'hui, et "Ce vice encore impuni" de Michel Crépu rendant hommage à la lecture en solitaire.



C'est un petit ouvrage d'une cinquantaine de pages mais son texte est très dense et demande pas mal de concentration. J'avoue que les deux auteurs m'ont parfois perdue en chemin. Mais j'ai trouvé grandement intéressantes leurs réflexions sur la fragilité du support livre, l'oralité chez Socrate et Jésus, l'intérêt de savoir par cœur un texte, etc.



Ce n'est vraiment pas un ouvrage indispensable dans une bibliothèque, mais il est susceptible d'intéresser les amoureux de la lecture. Ceci dit, accrochez-vous car le lire demande de l'attention et une bonne dose de culture générale !
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Les antigones

Immense qualité et extraordinaire érudition, argumentation souvent partiale mais enchanteuse



Avec cet ouvrage de 1984, George Steiner poursuivait son inlassable et passionnant travail d'analyse de la postérité et de la présence de la tragédie grecque (commencé avec sa thèse « La mort de la tragédie » en 1961), à travers la figure d'Antigone, plus précisément à travers l'analyse de la nature de l'influence de l'Antigone de Sophocle dans l'ensemble de la littérature occidentale.



Constatant d'abord l'incroyable « domination » d'Antigone dans l'imaginaire occidental à partir des Lumières, et décortiquant finement, pour cela, sa présence chez Hegel, Goethe, Kierkegaard et Hölderlin. « À partir de 1905, sous la pression de la référence freudienne, l'intérêt critique et herméneutique avait commencé à se déplacer vers Œdipe Roi. L'Antigone de Sophocle a donc occupé la première place pendant plus d'un siècle dans le jugement des poètes et des philosophes. Comment expliquer cette prédilection ? ». Même moins marquée, cette présence se poursuit avec force tout au long du XXème siècle, et dans presque toutes les littératures de l'Occident.



Steiner va ensuite plus loin, en tentant de démontrer qu'en dehors peut-être de Don Juan, aucun mythe (et notamment aucun personnage shakespearien) n'a pu s'élever au « rang » atteint par les Grecs, et notamment par Antigone et Œdipe. Faust est considéré par lui comme un « simple » avatar de Prométhée, tandis que Don Quichotte est renvoyé à son particularisme historique et géographique. Avec tout le respect dû à l'immense érudit, on peut trouver ces « éliminations » quelque peu cavalières... Grand spécialiste par ailleurs de philologie et des problèmes de traduction, il enracine alors la puissance des ces grands mythes dans leur lien étroit avec la formation même, grecque, de nos langues et de nos modes de raisonnement les plus profonds, dans une revue fort convaincante, même s'il reconnaît buter, in ultimo, sur la difficulté de rendre compte du « contexte social et dramaturgique » de création de ces œuvres théâtrales, qui ne peuvent se limiter aux textes qui nous sont parvenus.



Un tour d'horizon des mises en scène « modernes » d'Antigone lui permet d'achever sa démonstration, au prix d'un curieux contournement d'Anouilh, dont il est pourtant très familier, et dont il ne nous livrera l'explication, comme par inadvertance, que dans les toutes dernières pages de son livre : « L'Antigone d'Anouilh envahit les écoles et les universités ainsi que les théâtres amateurs ou professionnels de l'après-guerre. Son désenchantement oblique, son anti-héroïsme et ses manteaux de cuir rendaient précisément l'hystérie et la gêne qui accompagnaient une survie imméritée. (...) La version d'Anouilh en est venue à m'apparaître comme une insulte à Sophocle. C'est injuste. C'est une variante très réductrice, qui ne connaît plus la terreur, mais qui possède un équilibre argumentatif et une intelligence qui lui sont propres. Il est, actuellement, difficile et peut-être artificiel de s'intéresser à l'Antigone de Sophocle sans maintenir la critique du mythe chez Anouilh à distance vigilante. » Steiner, en profond aficionado des mythes grecs, supporte mal, chez Anouilh (comme chez son maître Pirandello d'ailleurs), leur destruction et leur déconstruction organisées...



En résumé, Steiner nous donnait ici une œuvre d'une immense qualité, d'une érudition extraordinaire et d'une force de stimulation intellectuelle peu commune, au service toutefois par moments d'une approche fort partiale des argumentations... Mais comment reprocher cela à un authentique amoureux de la littérature ?

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Réelles présences

C’est toujours un bonheur de lire Steiner , par la clarté de la langue, par l’étendue de l’érudition ,par la profondeur de la réflexion , il amène son lecteur à se sentir plus intelligent (pour un instant , hélas, pour un instant seulement ).Cet ouvrage consacré à notre rapport à l’œuvre d’art (littérature, musique, peinture..) met en question la tendance moderne à faire d’une œuvre un simple miroir de qui en use alors qu’il soutient le fait que l’œuvre artistique est avant tout la rencontre avec cet autre qu’est l’artiste et le monde , son monde , auquel il nous donne accès.
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Errata

'Il se trouve que l'étude, l'argument théologico-philosophique, la musique classique, la poésie, l'art, tout ce qui est difficile parce que c'est excellent.. sont l'excuse de la vie.'



C'est ce postulat qui règne en maître tout au long du dernier livre de Georges Steiner.

C'est un homme qui sait que la vraie vie est la vie de l'esprit, et il éblouit donc ses lecteurs avec la raison d'être de son existence passionnée.

Chaque chapitre est un essai séparé, et chaque essai est plein d'esprit et enrichissant.

C'est une plaidoirie en faveur de l'éducation classique, de la grammaire…

C'est aussi un peu autobiographique - instantanés d'une enfance bourgeoise à Vienne, Paris et New York, éloges pour des professeurs trop zélés,

clins d'œil froids à des universitaires jaloux d'Oxford et de Chicago.

Aussi une description de sa propre vie trilingue qui l'amène à une discussion sur le mythe de Babel,

le pouvoir du langage et le rôle important du futur dans le drame de l'humanité .



Entrer dans la vivacité de l'esprit de Steiner,

être inondé de son érudition, et de son humour,

est-il besoin d'autre chose dans une lecture?
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