"Si excitante et indéchiffrable", "la plus triste et la plus belle des grandes capitales impériales", "nébuleuse aux mille couleurs".
Cette ville dont il est question, c'est Moscou.
J'y suis arrivé en juillet 2000 et je l'ai définitivement quittée en août 2006 après de nombreux séjours ; certains allant jusqu'à six mois, comme ce fut le cas en 2000 et 2001 où j'y ai vécu, au milieu des Moscovites, une partie de l'été et de l'automne, tout l'hiver ( il ne fit pas très froid, le thermomètre ne descendant jamais au-dessous de - 15° ) et le début du printemps.
J'y étais au moment de l'attentat du métro Pouchkine, au début du mois d'août ( j'y ai eu accès en me faisant passer pour un photographe de presse... c'était le grand "bardak" comme on dit là-bas..., résidus de fumée, le sol jonché de débris et en particulier de débris de verre, traces de sang, boutiques éventrées...). Lorsque je discutais en anglais avec des Moscovites, ceux qui acceptaient d'en parler désignaient d'un nom les responsables "... Tchétchènes", répétaient-ils.
Dans le métro, des militaires ( rares étaient ceux mesurant moins de 2 mètres ) montaient la garde et filtraient chaque wagon de chaque rame... c'était passablement impressionnant !
Quelques jours après il y eut le drame du Koursk... que j'ai vécu personnellement comme un évènement de défiance à l'égard de Poutine, qui n'était pas encore "le petit Tsar", mais plutôt un personnage pâlot, qui suscitait de la part des Russes, des haussements d'épaules incrédules, acceptant, fatalistes, d'avoir un président petit et sans charisme mais qui au moins ne leur faisait pas honte comme ç'avait été le cas avec Eltsine "l'alcoolique", le "pitre", qui se donnait en spectacle devant les caméras du monde entier, offrant de son pays une image que la fierté des Russes a très mal vécue.
C'était le temps de ceux qu'ils appelaient "les nouveaux riches", au sujet desquels circulaient moult blagues. J'en ai croisé quelques-uns... voitures de luxe, gardes du corps surarmés, accompagnés de jeunes femmes plus belles que belles.
Dans les boîtes privées, les cercles de jeu, le champagne coulait à flots et les sommes d'argent misées au casino de "la chance" frôlaient l'indécence, dépassaient les fictions hollywoodiennes... et lorsqu'on sortait dans la rue, on croisait l'autre réalité russe... celle de ceux que la chute de l'URSS avait laissés sur le pavé.
La crise de 1998 n'avait pas arrangé les choses.
La plupart des Moscovites que je rencontrais ne faisaient plus confiance aux banques et beaucoup de ceux qui avaient des liquidités les "planquaient" dans des cachettes secrètes de certaines pièces de leurs appartements... les cuisines curieusement avaient le plus souvent leurs faveurs... et leur confiance.
J'ai sillonné Moscou dans tous les sens.
J'ai vu ce qu'était la corruption.
La mafia, les gangs.
J'y étais le 9 mai 2005 pour les 60 ans de la Grande Guerre Patriotique avec ces hommes et ces femmes qui croulaient sous le poids de dizaines de médailles épinglées sur leurs poitrines.
Ce jour-là j'ai vu passer "Silvio", grande amico de Poutine.
Quant à Poutine, passant moi-même plusieurs fois par semaine devant le Kremlin, j'ai vu sa voiture y entrer ou en sortir à de nombreuses reprises.
Cette longue entrée en matière pour signifier à quel point mon rapport avec la Russie est "singulier" ( j'ai une petite-nièce, Renata, à Moscou... qui est venue passer les fêtes de fin d'année 2014-2015 chez moi à Nice... et, dit avec franchise, j'ai failli m'installer définitivement en Russie il y a vingt ans... ), d'autant que j'ai, par ailleurs, séjourné en Ukraine, à Kyev, que je connais moins bien que la Russie, mais où j'ai fait de très belles rencontres...
Donc, lorsque la Russie de Poutine a envahi l'Ukraine au matin du 24 février dernier, mon coeur a saigné.
Pour tenter d'exorciser ma peine, j'ai écrit dans les jours qui ont suivi le déclenchement de "l'opération spéciale" les textes de deux chansons... que vous pouvez écouter sur YT ( écrivez-moi en MP, si vous souhaitez avoir les liens ), et lorsque j'ai entendu l'interview de Giuliano Da Empoli venu présenter son livre, je n'ai pas hésité une seconde avant de l'acheter et de le lire aussitôt.
C'était il y a quelques mois ; j'ai des présentations de lectures en retard pour cause de problèmes de santé... et parce que - le Mage du Kremlin - m'a laissé une impression que j'ai du mal à définir... une sorte de "complaisance" à l'égard du tyran génocidaire et de son éminence gris funeste, Vladislav Sourkov...Vadim Baranov dans le roman.
Je ne reviendrai pas dans le détail sur l'histoire de la Russie qui, depuis Gorbatchev, la glasnost, la perestroika, la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, la fin de l'URSS le 6 décembre 1991, les deux mandats présidentiels de Boris Eltsine ( 10 juillet 1991-31 décembre 1999 ) ont amené un petit colonel du KGB au pouvoir dès la démission de son "mentor" ( le mot est volontairement détourné de sa réalité...), au pouvoir absolu de la Fédération de Russie pour en devenir son "petit Tsar".
Je vais juste citer quelques-uns des éléments qui ont fait d'un homme de l'ombre le grand gagnant du plus grand des concours de circonstances de l'Hstoire récente.
Eltsine aux rênes de l'ex-URSS rebaptisée Fédération de Russie, c'est le démembrement des restes d'un empire, bradé pour quelques roubles aux amis et amis des amis du nouveau maître de la Russie. Ces nouveaux riches vont s'accaparer tout ce qui a de la valeur dans ce pays au totalitarisme appartenant au passé(?), se bâtir des fortunes colossales en inventant la démocratie des années 90 made in Russia.
Pour les uns, ce va être la "grande teuf", pour les autres deux, voire trois boulots pour survivre.
Cela va déboucher sur la rivalité des gangs, des règlements de comptes sanglants, le règne de la violence, le désordre.
Dans ce contexte, la Russie va renouer avec la guerre, en Tchétchénie ( 1994-1996 ), avec les scandales, et surtout la crise économique de 1998, laquelle va laisser des traces indélébiles dans la mémoire des Russes et une grande rancoeur à l'égard d'Eltsine et des politiques en général.
C'est de cette Russie du gouffre, de la banqueroute, de la corruption, des oligarques, d'un pays transformé en "casino géant" ( Giuliano Da Empoli le qualifie d'hyper ou de supermarché) que va surgir de la boîte de Pandore laissée grande ouverte par la "transition démocratique des années 90" un petit diable nommé Vladimir Poutine.
C'est à partir de ce contexte que G.D. Empoli construit sa narration.
Une nuit passée dans la datcha de Baranov-Sourkov, durant laquelle l'ex-artiste anonyme, l'ex-amant déçu et déchu, l'ex-golden boy devenu faiseur de rois à travers la télévision et la com' va se livrer à une "confession".
La rencontre a-t-elle eu lieu ou l'histoire n'est-elle que l'extrapolation romanesque de faits avérés ? Je n'en ai pas la moindre idée.
Factuellement Sourkov a bien été durant plus de quinze ans l'un des hommes qui murmuraient à l'oreille de Poutine.
Durant plus de quinze ans, ce conseiller très proche du petit Tsar, a conforté, inspiré, secondé ce dernier.
La confession qu'il fait sous le pseudonyme de Baranov, édulcore, minimise les aspérités sombres du personnage... jusqu'à le rendre presque "sympathique" aux yeux de certains lecteurs et jusqu'à humaniser dans une certaine mesure le sanguinaire Poutine.
Les attentats de 1999 attribués aux terroristes Tchétchènes que Poutine promit "d'aller buter jusque dans les chiottes", qui sont l'oeuvre du FSB, les amis de Poutine, le drame du Koursk, la prise d'otages du théâtre Doubrovska de Moscou, celle de l'école de Beslan, les assassinats des opposants ( journalistes, hommes politiques et autres ), la théorisation de l'Ukraine comme appartenant à la Russie, Maidan, la guerre du Donbass, et a posteriori l'invasion du 24 février ( la liste et le triste bilan sont loin d'être exhaustifs ), tout ça est à mettre en partie sur le compte de Sourkov. Or Baranov, s'il suggère, s'il initie, c'est presque par jeu, pour tromper l'ennui.
C'est fait et pensé sans passion, sans intérêt, sans ambition, froidement.
On a presque affaire à quelque conflit existentiel où, l'absurde dominant, on se soumet à lui parce qu'il en est ainsi.
Ç'a m'a mis très mal à l'aise cette mise à distance du conseiller du bourreau quand ce n'est pas celle du bourreau lui-même.
Poutine est un facho nazi mégalomane paranoïaque, un mafieux grossier et sanguinaire, un menteur chronique devenu criminel de guerre par vocation.
Sourkov a été l'un de ceux qui a permis à cet ancien tchékiste issu de la pègre d'accéder au pouvoir, de transformer son pays en une gigantesque mafialand sur laquelle un parrain génocidaire joue les Docteur Folamour en espérant devenir le maître d'un "nouveau monde".
Les rares fois où Baranov semble ne pas être vraiment d'accord avec l'homme aux mains sales, ça donne à peu près ça :
-"Ç'a été la même chose dans les autres cas : le colonel, l'avocat, cette célèbre journaliste. Tu le sais parfaitement, Valia, ce n'était pas nous. Nous, nous ne faisons rien: nous créons juste les conditions d'une possibilité."
" Cela pouvait être vrai. Pendant longtemps, le Tsar n'a donné d'ordres directs que très rarement. Il se limitait à fixer les frontières, ce qui était admis et ce qui n'aurait pas été toléré."
Baltouchka ! comme on dit là-bas.
Baranov-Sourkov a été l'un des maîtres artisans de la Russie poutinienne.
C'est lui et les siens qui ont offert une place de choix dans les médias officiels à un Jirinovski porteur de toutes les outrances, banaliseur du "mal", celui qui avec les Kisselev, Soloviev, Skabaïeva, Simonian ont fait entrer dans la tête des Russes le thème de "la citadelle assiégée", de l'Occident "ogre affamé" et prêt à tout pour dévorer leur pays.
C'est lui et ses marionnettes qui ont validé la satanisation de l'Occident théorisée par Dougine.
C'est lui et sa clique qui a encouragé "l'eurasisme" cher à Poutine.
Il a fait de la Russie ce qu'elle est : un État terroriste.
Et ce faisant, il est lui-même un terroriste.
Je ne sais pas ce qu'il est devenu.
Apparemment il n'a pas pris de thé au polonium, au Novitchok, ni ne s'est défenestré ni pendu ni tiré quatre balles dans la poitrine avec quatre pistolets différents.
S'il est vivant et qu'il puisse être jugé, même par contumace, j'espère que ce sera en sa qualité de criminel coresponsable de crimes mafieux, de crimes d'État, de crimes de guerres et de crimes contre l'humanité.
Si la lecture de ce livre a suscité chez moi un sentiment de malaise, j'ai lu le roman avec la curiosité du lecteur prêt à penser contre lui-même.
Il m'a fallu plusieurs semaines avant de me décider à franchir le pas et d'en parler.
C'est en écoutant un intervenant sur une radio ( je ne sais plus laquelle ) et disant mieux et plus fort que je ne viens de le faire toute la gêne qu'avait suscité chez lui aussi le parti pris par Empoli que je me suis autopersuadé d'ajouter mon ressenti à d'autres.
Empoli est un intellectuel érudit, un cerveau brillant et une plume qui l'est tout autant ; le Prix du roman L Académie Française qui récompense son bouquin est plus que mérité.
Moi, j'ai eu une lecture tripale plus que cérébrale.
Je n'aurais pas vécu en Russie au milieu des Russes, je n'aurais pas eu ce lien si particulier avec ce pays, ma lecture et le ressenti auraient été autres.
Un livre de qualité que je conseille pour la plume de Empoli, pour cette histoire qui permettra à certains d'approcher la Russie de ces trente dernières années, de mieux appréhender la personnalité de Poutine. Et ce conseil s'en autorisera un autre : lisez des livres d'histoire comme par exemple - Beria chef de la police secrète stalinienne - de Thaddeus Wittlin ou sous la direction de Galia Ackerman et stéphane Courtois - le livre noir de Poutine - pour ma part en cours de lecture. Ça aide encore à mieux comprendre la Russie, Poutine et les évènements actuels.
PS : ajout d'un élément concernant Sourkov, que je n'avais pas lors de la rédaction de cette présentation, et dont j'ai pris connaissance hier soir en poursuivant ma lecture de - le livre noir de Vladimir Poutine -, livre choral dont j'ai fait mention dans mon exposé.
Je cite Mykola Riabtchouk et Iryna Dmytrychyn deux spécialistes du monde russe ayant participé à la rédaction du livre en question.
-"L'un de ces "marionnettistes", l'assistant de Poutine et, semble-t-il, son principal conseiller, Vladislav Sourkov - "le Raspoutine de Poutine" comme l'a avec causticité surnommé Peter Pomerantsev - était un "négationniste de l'Ukraine" bien connu - "Il n'y a pas d'Ukraine, plaisantait-il, seulement de l'ukrainité, un trouble spécifique de l'esprit".Ses théories bizarres n'étaient toutefois qu'un problème mineur comparé aux recettes pratiques proposées pour la guérison forcée de ce "trouble" : " La contrainte aux relations fraternelles par la force est la seule qui a historiquement prouvé son efficacité lorsqu'il s'agit des Ukrainiens. Je ne pense pas qu'une autre sera inventée".
Un énorme volume d'e-mails et d'autres documents présentés comme piratés de la boîte aux lettres de Sourkov en 2016 par le groupe ukrainien Cyber Junta indique son implication à grande échelle dans les développements de 2014 en Ukraine, en particulier dans l'organisation et la gestion du prétendu "Printemps russe"..."
À cette révélation qu'il m'a fallu relire plusieurs fois hier tant elle confortait mon ressenti, je tiens à apporter une rectification à ce que j'ai fait dire à Sourkov en citant Empoli sur les assassinats des opposants au "petit Tsar"... le livre co-dirigé par Galia Ackerman et Stéphane Courtois montre que Poutine a directement commandité ou ordonné des assassinats...
Des impasses ou des lacunes dans le roman de Empoli qui expliquenr pour partie mon "malaise" lors de sa lecture.
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