Citations de Henri Michaux (1638)
Fumée
La fumée qui sort de la maison étroite
comme elle s'étire, comme elle s'élève
en bourrasques, en tourbillons
et puis toute droite
irrattrapable
Libérée du poids de la Terre
des remontrances de la Terre,
des réseaux
Là où les Têtes commandantes n'ont plus accès
Maison d'en bas, comme si elle n'était pas
Fumée oublie
Les proches, Qui est proche ?
p.141
Mon royaume perdu
J'avais autrefois un royaume tellement grand qu'il faisait le tour presque complet de la Terre.
Il me gênait. Je voulus le réduire.
J'y parvins.
Maintenant ce n'est plus qu'un lopin de terre,
un tout petit lopin sur une tête d'aiguille.
Quand je l'aperçois, je me gratte avec.
Et c'était autrefois un agglomérat de formidables pays, un Royaume superbe.
Je suis habité; je parle à qui-je-fus et qui-je-fus me parlent. Parfois, j'éprouve une gêne comme si j'étais étranger. Ils font à présent toute une société et il vient de m'arriver que je ne m'entends plus moi-même.
"Allons leur dis-je, j'ai réglé ma vie, je ne puis plus prêter l'oreille à vos discours. A chacun son morceau du temps: vous fûtes, je suis. Je travaille, je fais un roman. Comprenez-le. Allez-vous-en."
Tu peux être tranquille. Il reste du limpide en toi. En une seule vie tu n'as pas pu tout souiller.
L'impression qu'on a devant soi un mendiant est toujours pénible. Un fossé d'injustice, on ne sait quoi.
Zao Wou-Ki, lui aussi, a quitté le concret. Mais ses tableaux ont avec la nature gardé un air de famille.
Elle est là. Elle n’est pas là. Ce ne peut être elle, ce qu’on voit. Ce doit être elle pourtant.
Toute différente. Elle ne se détaille plus.
TRAJET ZAO WOU-KI
L'oiseau et moi, nous nous entendions,
mais à distance, comme il convient à des
êtres d'espèce animale, ayant eu, sans
retour possible, une évolution parfaite-
ment divergente.
Le solitaire est dans la grotte
La grotte est dans le nez
son nez est dans sa face
et sa face est ouverte péniblement
Sa face est dans la tristesse
la tristesse est dedans
dedans, dedans ; dedans le désespoir
et le désespoir est dans son élément
Le désespoir est dans son fond
son fond, son tréfonds, son grand fond
se défont, se refont, sont arides
et les rides s'y rangent en grand nombre.
Et Mort ! Et puis encore Mort !
Et dans le dehors, Mort ! Mort ! Mort !
Dans un stupide moment de distraction Plume marcha les pieds au plafond au lieu de les garder à terre...
Qu'est-ce qu'une civilisation ? Une impasse.
Non, Confucius n'est pas grand.
Non, Tsi Hoang Ti n'est pas grand, ni Gautama Bouddha. Mais depuis on n'a pas fait mieux.
Un peuple devrait être honteux d'avoir une histoire.
Et l'Européen tout comme l'Asiatique, naturellement.
C'est dans l'avenir qu'ils doivent voir leur Histoire.
Déplacements, dégagements
OÙ POSER LA TÊTE ?
Un ciel
un ciel parce qu’il n’y a plus la terre,
sans une aile, sans un duvet, sans une plume d’oiseau, sans
une buée
strictement, uniquement ciel
un ciel parce qu’il n’y a plus la terre
Après le coup de grisou dans la tête, l’horreur, le désespoir
après qu’il n’y a plus rien eu, tout dévasté, sabordé, toute
issue perdue
un ciel glacialement ciel
Obstrué à présent, barré, bourré de débris ;
ciel à cause de la migraine de la terre
dépourvue de ciel
un ciel parce qu’il n’y a plus nulle part où poser la tête
Traversé, rétréci, rentré, rogné, défait intermittent,
irrespirable dans les explosions et les fumées
bon à rien
un ciel désormais irretrouvable
p.1321-1322
Chaque nuit, par condamnation, une petite
charrue laboure en ma moelle un petit
sillon, petit, petit, mais qui ne sera jamais
comblé, jamais plus.
Le labouré-vivant espère encore. Par
moments, la vie lui semble belle.
Cependant un nouveau soir étant arrivé,
un grand engorgement d'îles, que
j'accumulai secrètement en mon dos, crève dans
un immense frémissement. Il y a une minute
de bascule, une minute de profond
renverse-malheur, et la nuit s'achève dans
un gouffre d'oubli.
C'est alors que se trace, un peu plus profond,
le petit sillon chaque fois un peu plus profond.
p.85
MA VIE
Tu t'en vas sans moi, ma vie.
Tu roules,
Et moi j'attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi.
Je ne t'ai jamais suivie.
Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l'apportes.
A cause de ce manque, j'aspire à tant.
A tant de choses, à presque l'infini...
A cause de ce peu qui manque, que jamais tu n'apportes.
Foi, semelle inusable, pour celui qui n'avance pas !
Pour le moment je peins sur des fonds noirs, hermétiquement noirs. Le noir est ma boule de cristal. Du noir seul, je vois de la vie sortir.
(Passages)
Poteaux d'angle.
Sois fidèle à ton injustice, à ton terrain d'injustice innée, et le plus d'années possible. Ne va pas, poussé par de bonnes intentions et des conseils sans profondeur, y renoncer, injustice qui t'est indispensable et t'évite de vils compromis, ainsi qu'à beaucoup il arrive à cause d'une justice d'emprunt et de calcul où, apeurés, ils se sont soumis prématurément.
Sache n'importe où tu te trouves reconnaître ton axe. Ensuite tu aviseras.
Le livre des réclamations
[...]
"Non !" dit la balle au chasseur.
J'en ai assez de vivre en carabine.
Alors, le chasseur la libère.
Et joyeuse, elle s'en va tuer quelqu'un au loin.
Les désastres s'appellent les uns les autres.
Et se racolent.
"Il y a du mal à faire ici."
Alors ils s'en viennent.
Chacun avec sa tête, même la guerre, même la mort
Et même la surdité qui n'entend rien,
Entend l'appel et vient occuper son siège.
Avez-vous vu un tigre sourd ?
Spectacle fameux,
L'air planant, embarrassé quoique calme,
il avance à travers la jungle.
D'où les gazelles s'éloignent en pouffant.
Tant qu'on demande aux griffes et aux crocs,
On ne peut leur demander d'entendre.
[...]
p.86
Dimension qui distend, qui augmente, qui en largeur s'étend, m'étend. Qu'est-ce qui arrive, qui dérive, musique qui me bague, qui me baigne. La tête pleine d'aubes, j'avance poussant des portes sans battants.
Plus de lassitude. Arc-en-ciel de merveilles. C'est si beau le renouveau; le matin pense de partout. Est-ce possible? Est-ce vrai? Le mal, l'inquiétant, l'interminable mal, une nappe, une invisible nappe l'a fait disparaître.
Félicité! Je n'ai plus à descendre.
Retour à l'effacement
à l'indétermination
Plus d'objectif
Plus de désignation
Sans agir
sans choisir
revenir aux secondes
cascade sans bruit
îlots coulants
foule étroite
à part dans la foule des environnants
Habiter parmi les secondes, autre monde
si près de toi
du coeur
du souffle
Perpétuel incessant impermanent
train vers l'extinction
Passantes
régulièrement dépassées
régulièrement remplacées
passées sans retour
passant sans unir
sobres
pures
une à une descendant le fil de la vie
passant...
Pp. 89-90
EN RESPIRANT
Parfois je respire plus fort et tout à coup, ma distraction continuelle aidant, le monde se soulève avec ma poitrine. Peut-être pas l'Afrique, mais de grandes choses.
Le son d'un violoncelle, le bruit d'un orchestre tout entier, le jazz bruyant à côté de moi, sombrent dans un silence de plus en plus profond, profond, étouffé.
Leur légère égratignure collabore ( à la façon dont un millionième de millimètre collabore à faire un mètre) à ces ondes de toutes parts qui s'enfantent, qui s'épaulent, qui font le contrefort et l'âme de tout.