La porte d'entrée dans le grand royaume de Proust, machiavélique introduction.
Publié en 1913 chez Grasset, à compte d'auteur (ce qui devrait continuer à nous en dire long sur le rapport auteur-éditeur, même aujourd'hui), alors que Marcel Proust fête ses 42 ans, avant d'être repris en 1919 chez Gallimard après le succès de sa "suite", le premier tome de "À la recherche du temps perdu" est donc la porte d'entrée au sein de ce monument résolument intimidant (les sept tomes comptent 2 400 pages dans l'édition intégrale en un volume chez "Quarto").
Porte d'entrée en effet : l'erreur que je commis à 17 ans de vouloir le lire "seul", et non pas comme le début d'un gros roman impossible à découper sérieusement, est funeste : pour celles ou ceux qui se poseraient la question, même si ces 2 400 pages peuvent faire un peu peur (à titre de simple comparaison, les 2 200 pages de "L'homme sans qualités" de Musil, les 1 400 pages du "Seigneur des Anneaux" de Tolkien ou du "2 666" de Bolaño, ou encore les 1 200 pages de l' "Ulysse" de Joyce), il FAUT les lire quasiment d'une traite (ou entrecoupées de brefs intermèdes qui ne risquent pas de casser les très nombreux, et parfois fragiles, tissages narratifs mis en oeuvre tout au long de cette "Recherche").
Résumer le projet est en effet un gag digne des "Monty Python", mais pourtant, je ne résiste pas à répéter ici, en la paraphrasant, la semi-boutade d'Oliver Gallmeister : "Le petit Marcel veut evenir écrivain". L'ensemble du roman, c'est en effet l'écrivain qui nous raconte et nous explique d'une manière extraordinairement subtile et complète comment, par quels chemins parfois bien mystérieux, s'est construit le corpus - en nous fournissant de très larges exemples de ce corpus, mais orientés, tout au long de l'œuvre, par son dessein de narrateur écrivant depuis la FIN du roman, et non au fur et à mesure -, corpus qui lui a donné, un jour, le courage de vouloir vraiment écrire.
Même sans l'avoir lu, le lecteur qui aborde ce texte a - comme c'était mon cas - de nombreux éléments déjà en tête, tant Proust a été disséqué, analysé, célébré ou utilisé comme analogie facile de tout et de n'importe quoi ("Non, par pitié, pas la madeleine !"). Ce premier tome constitue toutefois avant tout une fort machiavélique installation de décor, semée (mais oui !) de dizaines de mines magnétiques, dissimulées sous les minces couches de terre des parterres normands, pour exploser à la face du voyageur-lecteur des centaines ou des milliers de pages plus tard.
Le jeu sur la mémoire sensorielle, qui apparaît souvent à tort comme le point essentiel de l’œuvre, se met, bien entendu, en place. Mais il ne prendra de toute manière son sens que quasiment à l’issue du projet, lorsque six tomes auront coulé sous le pont d’où écrit le narrateur. La lecture de « François le Champi » - que l’on verra justement à sa « bonne place » dans « Le temps retrouvé » - incarne d’ailleurs ce phénomène de manière infiniment plus complète que la malheureuse madeleine si souvent sacrifiée sur l’autel de la lecture partielle. On est en revanche d'emblée plongé dans une transmutation des correspondances baudelairiennes, où plutôt que des « choses sensibles », c’est l’hypersensibilité cérébrale qui est le moteur: , et son morceau de bravoure de ce point de vue en est l’écoute par Swann de la sonate « complète » de Vinteuil, qui donne et renouvelle tout le sens de la fameuse « petite phrase » qui en avait jadis été extraite, expérience qui annonce aussi déjà les épiphanies mémorielles et les cristallisations qui auront lieu beaucoup plus tard en d’autres points de la "Recherche".
En 135 pages consacrées (en apparence) à la résidence campagnarde de l'enfance, Combray, en 147 pages dédiées (dans un extraordinaire tour de passe-passe chronologique) au personnage de Swann, à ses amours et à son "mauvais" mariage, et en 32 pages enfin qui semblent tester ce que peut évoquer un nom (de "pays"...) avant d'être confronté à la réalité, les éléments-clé du corpus qui vont "créer" l'écrivain Marcel à partir de l'enfant et de l'adolescent d'abord mis en scène par le narrateur âgé dans "Du côté de chez Swann" apparaissent presque tous, mais le déploiement de leur pleine puissance, leur épanouissement explosif, est le plus souvent renvoyé à des tomes ultérieurs : obsession sociale du "bon milieu" et du "bon monde", extraordinaires clivages sociaux structurants - qui font de ce roman prétendant parler, pour une bonne part, d'aristocratie sur le déclin, un constat toujours inactuel, toujours intempestif, et donc parfaitement contemporain -, opposition profonde entre apparence et essence, des êtres comme des choses, distance infranchissable entre l'image intérieure de la personne aimée, créée presque ex-nihilo par l'amoureux, sombre prégnance, apparemment inévitable, de la jalousie obsessionnelle.
Même "Un amour de Swann", ces 147 pages donc, souvent présentées sous une forme "indépendante" du reste de la Recherche, ne sert en réalité que d'ébauche, de matrice, et de corde de rappel aussi - qu'elle se révèle par la suite efficace ou non -, pour les six tomes qui suivent, en installant la terrible mécanique illusion sensorielle / amour / obsession / jalousie / déchéance vs. oubli, qui planera sur Saint-Loup, sur Chrlous aussi, en un sens et beaucoup plus tard, et, surtout, sur le narrateur Marcel, jusqu'au bout ou presque.
Les visions « imparfaites » du narrateur, alors jeune, sont parfois tempérées par des interventions, plus ou moins discrètes, du narrateur plus âgé, qui vient éclaircir un point, ou au contraire exciter le suspense en dévoilant, sans en dire plus, que telle personne, telle méprise, telle mauvaise interprétation, se révéleront importantes, « plus tard ». La subtilité de la toile temporelle ainsi progressivement tissée, au mépris de la chronologie, mais en jouant sans cesse sur les à-pics ainsi ouverts, s’annonce déjà, dès ce premier tome, comme l’un des grands charmes et des grands mystères de l’œuvre.
Au contact de l’œuvre de Bergotte, le narrateur nous avoue ainsi, mine de rien, que l’affaire de sa vie sera vraisemblablement la littérature. "Devenir écrivain". Et il nous faudra attendre « Le temps retrouvé » et son étrange épiphanie pour mesurer vraiment ce qui se jouait là, dès Combray, et qui va se jouer sous nos yeux au long des 2 400 pages de l’ensemble.
C’est ici aussi que s’amorce ce formidable jeu entre l’écrivain et son lecteur, qui va utiliser régulièrement la dissémination d’objets, ou de scènes parfois très brèves, qui ne « s’éclaireront » que beaucoup, beaucoup plus tard, à l’instar de l’emblématique brochure écrite par Bergotte sur la tragédienne, la Berma – ou encore de la fugitive vision de Gilberte dans le jardin de chez Swann, et plus encore, à propos de la « tentation de la vocation » d’écrivain. Un maniement extraordinaire de la distillation d’informations précieuses pour la vision d’ensemble, délivrées au compte-gouttes, avec une extrême parcimonie, et uniquement dans une construction proprement machiavélique de la narration, qui n’apparaît pourtant jamais comme telle, sur l’ensemble des 7 tomes.
Enfin, ce premier tome, c'est bien entendu la découverte d'une écriture et d'une technique narrative qui justifient après coup les présentations souvent faites en termes de "dernier roman du XIXème siècle" (par la structure de ses phrases, et par ses innombrables références, directes et indirectes, à Stendhal, à Hugo, à Balzac et à Flaubert) et de "premier roman du XXème siècle" (par le renoncement apparent à la chronologie directe, par l'enchâssement narratif pratiqué avec délectation, et par le foisonnement thématique bouillonnant dans une écriture pourtant résolument monophonique), écriture et technique auxquelles il faut ajouter cet exceptionnel - et surprenant - humour pince-sans-rire poussé à l'extrême, qui permet au narrateur, l'air de rien, de se moquer sans répit de l'ensemble de ses personnages, des plus immédiatement "ridicules" jusqu'à ceux qu'un premier examen semblait devoir préserver de ces atteintes et de ces cruautés... et qui permet aussi à l'écrivain de jouer sciemment et somptueusement avec les attentes qu'il a crées chez le lecteur, et qu'il va se permettre de déjouer avec régularité pendant des centaines de pages.
A l'issue de ces 314 pages, l'obsession est donc maintenant installée, et la nécessité absolue, toutes affaires cessantes, de lire la "suite" s'impose très naturellement.
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