Un décor sans intrigue ni personnages. Vous pouvez lui donner une définition, celle que vous voulez, et l'appeler comme bon vous semblera : le Chaos, la Création, un Cauchemar, le Cadran solaire ou ' ' (Remplissez vous-même les blancs.)
Imaginez le spectacle : il y a là des milliers de piliers semblables à ceux que Mermoz, cet intrépide aviateur, aperçut après avoir traversé l'Atlantique dans son aéroplane et négocié cette région de la côte d'Afrique qu'on appelle le Trou noir – d'immenses colonnes battues par la mer – les queues des tornades – ou, comme les a décrits Saint-Exupéry, « s'élevant tel un mur » - et à première vue on pourrait croire qu'ils ondulent sur place, puis leurs sommets s'enflent peu à peu et restent là, immobiles, supportant toute la force des vent qui balayent sans répit le monde entier, les nourrissent de la moisson des océans et des terres, gravés, croqués, limés, noircis parfois par les éclairs qui commencent par pulser, puis décrivent des figures évoquant des araignées avec trop de pattes ou des idéogrammes chinois qui filent et se pourchassent et se récrivent eux-mêmes dans des couleurs rouges maléfique, jaune éclatant, bleu de glace, blanc éblouissant, et parfois des verts et des violets mystiques selon les variations du spectre où il circulent, et si vous étiez là, ce qu'on ne peut souhaiter à personne, tout se passerait le temps d'un clin d'œil, le moment où le ciel englobe la terre et la mer séparés depuis le premier jour de la création pour en faire une masse de plasma, où il les transforme en rivières sombres qui s'écoulent le long de sin infini, les disperse en nuages nébuleux, les harcèlent du lever au coucher du soleil et continue toute la nuit durant, noie les étoiles dans leurs profondeurs aqueuses, oblitère la lune, étrangle ou teint le soleil, noircit le dôme qui recouvre le monde ou le teint de couleurs bariolées comme un œil de Pâques, fonçant dans les hauteurs ou à basse altitude, mais toujours en perpétuelle métamorphose, jonglant avec des milliers de particules solides, liquides ou gazeuses, selon des trajectoires que seuls de tels vents peuvent atteindre pour, parfois, se briser contre les sommets des montagnes les plus hautes, cinglant les arbres et les gratte-ciel, ou fondant sur la terre pour la dévaster et l'inonder de débris, la labourer, la fertiliser, la marteler de pluie, de pierres, de morceaux de bois, des résidus de mer et de terre, du métal, du sable, du feu, des tissus, du verre, des coraux, et parfois de l'eau, au cours de ses efforts pour discipliner la Terre et les mers qui ont peut-être trop profité de lui, trop longtemps, en ramenant à la raison ceux qui n'ont pas respecté les pactes entre les éléments de base, qui ont rempli les cieux de millions d'éléments polluants, qui ont souillé la stratosphère avec la radioactivité de cinq cents ogives nucléaires qui explosèrent prématurément, provoquant une réaction en chaîne spontanée qui troubla son bleu limpide durant ces trois jours où le pacte fut rompu, si bien que, tout en haut, les nuages se déchirèrent et s'en allèrent avant que ne s'élève un gémissement de protestation contre cette ultime familiarité, et peut-être le ciel crie-t-il toujours « Au viol ! » ou « A l'aide », ou même « Mon Dieu ! », et le fait qu'il ait encore la force de crier, d'appeler à son secours tout ce qui peut engendrer une parcelle d'espoir ou la promesse d'une purge finale, de la terre et de la mer comme des cieux, quoiqu'il puisse d'agir du hurlement des quatre cavaliers de l'Apocalypse qui s'élève de sa gorge alors qu'il avale pour mieux recracher ; et alors son souffle se lève, peut-être se gorge-t-il de flammes puisées à même les brasiers où sont tombées les bombes à cobalt ; car celles-ci continuent de battre leur pulsation de mort, elles sont désormais la terre elle-même, et peut-être n'offensent-elles pas le ciel, ou peut-être le provoquent-elles, le poussant à réagir ; mais pensez un instant à ces mille colonnes dans le ciel qui vous donnent à croire que le monde n'a pas été construit pour l'homme ; elles sont là, surgissant du sol pour s'élever vers le ciel, tels des anges, ou des dalles vertes de la mer, là où l'homme n'a jamais osé aller, puis relient le ciel à la terre en une communion sacrée, un transfert d'essences primordiales, avant de se taire à nouveau ; elles se plient et se détendent comme des ressorts ; et parmi tout ce que le ciel donne pour mieux le reprendre après l'avoir altéré, il n'y a rien de plus bouleversant que la vie elle-même, si toutefois vous pouvez la percevoir, et d'ailleurs il vaut mieux que personne n'assiste à ce spectacle, ne voie comment la lumière laisse la place aux ténèbres et provoque l'arrivée des flots recouvrant la terre, mieux vaut ne regarder que du soleil, de l'azur, des cirrus et des masses de cumulus, alors qu'une ville, un chien, un homme s'envolent dans le ciel pour y être transfigurés et redescendre sous forme de poussière, la substance même du limon primitif qui dégouline du néant pour, peut-être, tout reprendre à zéro, de la toute première cellule, mais c'est peu probable, car les vents n'ont rien à voir avec les hommes ou la vie elle-même, mais plutôt, comme dut le remarquer le brave Mermoz en ce jour d'apothéose, malgré leur proximité, ils sont distants, si distants.
Et plus que toute autre chose en ce monde, c'est cet éloignement qui force le respect.
Un décor, rien de plus ; ni scénario, ni personnages.
Quand on arrive à un certain point de la ligne narrative, si on continue de suivre complètement cette ligne, l'histoire perd toute vie et devient quelque chose de mort. Il faut donc s'en éloigner, et la raison qui y pousse, c'est qu'à ce moment les personnages semblent prendre une vie propre, et qu'ils deviennent alors un peu plus grands que nature.
(Patrice Duvic, "Entretien avec Roger Zelazny", Fiction n°227, 1971. Citation reprise dans Le livre d'or de la science-fiction : Roger Zelazny)
… lorsque je me penche et que je vois mon propre visage reflété dans l’eau, il y a le monde de Lewis Carroll sous la surface du miroir. Devenir une plongeuse ama et descendre… Tournoyer vers le bas et, pendant quelques minutes, connaître les habitants d’un endroit charmant et rempli de paradoxes...
Cela n’avait duré qu’un instant mais cet instant m’avait suffi. J’avais trouvé la réponse à la question que je m’étais posée : quel artiste fût parvenu à fixer cette scène ? Ni le Greco ni Blake. Non : Bosch. Cela ne prêtait pas à discussion. Bosch, peintre des rues de l’enfer, Bosch, hanté de visions de cauchemar, était le seul qui eût pu rendre justice à cet instant de la tempête.
("En cet instant de la tempête")
La population ne prête jamais attention aux bulletins météorologiques. Je crois que c’est là un facteur permanent de la psychologie humaine, ayant pour origine lointaine une méfiance tribale à l’égard du chamane. On veut qu’il se trompe. S’il a raison, c’est la preuve qu’il est d’une essence supérieure, ce qui est inconfortable. Encore plus que de se faire mouiller.
("En cet instant de la tempête")
Puis il y eut un bruit évoquant un bang tonique et un nuage de poussière et de cailloux s'abattit sur eux comme une malédiction du ciel . Une petite fissure naquit à l'angle droit du pare-brise -pourtant à l'épreuve des balles -et des pierres grosses comme des billes rébondirent sur le toit et le capot . Les pneux émirent un drôle de bruit en passant sur le gravier qui, désormais , jonchait la surface de la route .
On dit que chaque jour reproduit l'histoire du monde : il sort des ténèbres et du froid dans une lumière incertaine et un début de chaleur, puis la conscience s'éveille quelque part au milieu du matin, les pensées naissent en un chaos d'émotions illogiques et sans liens, et tout se précipite vers l'ordre de midi, le lent déclin poignant de la fin du jour, la vision mystique du crépuscule, la fin de l'entropie qui se confond avec le retour de la nuit.
Et, à propos de musique, je ne peux évidemment faire l'impasse sur le poème symphonique de Sergeï Rachmaninov (1909), dans lequel, écrit Zelazny, Sandow a puisé une partie de son inspiration. La mesure en 5/8 rendant à la fois le balancement des vagues et le geste du rameur, le leitmotiv citant le Dies Irae médiéval, le jeu solennel des cors, les passages plus clairs au hautbois, à la flûte, au violoncelle, sonnant comme un déchirant adieu à la vie, tout contribue à rendre cette pièce mémorable. (Préface)
Sur la plupart des mondes habités, il existe certains endroits assez agréables. Il y a des îlots protégés des rudes hivers, étés suffocants, des ouragans, de la grêle, des raz de marée, de terrifiants orages électriques, des moustiques, de la boue, de la glace, et de toutes ces autres petites choses qui ont amené les philosophes à concéder que la vie n’est pas exempte d’une certaine mesure de souffrances.
Tel n’était pas Lugubre.
Vous n’y auriez pratiquement jamais vu Beltégeuse, à cause de la couche de nuages ; et si vous l’aviez vue, vous auriez souhaité ne pas la voir, à cause de la chaleur. Déserts, champs de glace et de jungles, orages perpétuels, températures extrêmes et vents mauvais – vous rencontriez diverses combinaisons de tout cela, où que vous alliez sur Lugubre, et c’est la raison de son nom. Il n’y avait pas un havre de repos, pas un endroit qui fût agréable.
("Lugubre Lumière")