Citations de Willa Cather (219)
Plus haut, dans l'indicible splendeur de la voûte céleste qui descendait vers l'ouest, l'étoile du berger brillait comme une lampe suspendue à des chaînes d'argent -- comme la lampe gravée au frontispice des vieux textes latins, cette lampe qui apparaît toujours au sein de nouveaux fimaments, pour éveiller de nouveaux désirs dans le coeur des hommes.
Ne trouves-tu pas ça curieux : il n'y a que deux ou trois histoires humaines, et elles ne font que se répéter aussi violemment que si elles n'avaient jamais eu lieu ; c'est comme les alouettes de ce pays, qui n'ont cessé de chanter les mêmes cinq notes depuis des milliers d'années.
Ce long voyage m'arrachait même à la tendre vigilance des morts. Et le char cahotant m'emportait je ne savais où. Je ne pense pas que j'avais le mal du pays. Je ne m'inquiétais pas non plus de savoir si nous arriverions jamais nulle part. Balloté entre ciel et terre, je m'effritais, je disparaissais. Cette nuit-là, je ne récitai pas mes prières; car ici, je m'en rendais bien compte, ce qui devait advenir adviendrait immanquablement.
Son visage, fortement coloré, protégé d'une bonne visière, brillait de la belle idée qu'il se faisait de lui-même et du monde.
Toutes les années qui ont passé n'ont point atténué dans mon souvenir la splendeur de ce premier automne. Le pays tout neuf s'ouvrait devant moi : il n'y avait pas de clôtures en ce temps-là, et je pouvais toujours choisir mon chemin dans les hautes herbes, sûr que j'étais que mon cheval saurait toujours me ramener à la maison.
Tu sais, Antonia, depuis que je suis parti, je pense à toi plus souvent qu'à tous les gens d'ici. J'aurais tant aimé t'avoir comme fiancée, ou comme épouse, ou comme mère ou comme sœur, tout ce qu'une femme peut être pour un homme. Tu fais partie de mon esprit. Tu influes sur mes goûts, tout ce que j'aime et tout ce que je n'aime pas, des centaines de fois sans que je m'en rende compte. Tu fais vraiment partie de moi.
Il reste souvent beaucoup d'enfance chez les gens qui ont dû grandir trop vite.
A cette époque, Claude avait une crainte physique aiguë de la mort. Un enterrement, le spectacle d'un voisin tout raide dans son cercueil noir, le submergeaient de terreur. Il demeurait éveillé dans l'obscurité, à comploter contre la mort, s'efforçant de mettre au point des moyens d'y échapper, souhaitant, tout colère, n'être jamais né, N'y avait-il d'autre moyen d’échapper au monde ? Lorsqu'il songeait aux millions de créatures solitaires qui pourrissaient sous la terre, la vie lui semblait n'être qu'un piège destiné à attraper les gens en vue d'une unique et épouvantable fin. Nul homme, aussi fort et bon fût-il, n'y avait jamais échappé. Et pourtant, il avait parfois la conviction que lui, Claude Wheeler, en réchapperait, qu'il parviendrait effectivement à inventer quelque astucieux subterfuge pour éviter l'anéantissement. Lorsqu'il l'aurait trouvé, il n'en parlerait à personne ; il se montrerait rusé et secret. La putréfaction, la pourriture... Non, il lui était impossible d'abandonner son corps chaud et agréable à une telle ordure ! Que pouvait bien signifier ce verset de la Bible : « Il ne permettra pas que Son Saint Fils connaisse la corruption » ?
... Je m'assis au milieu du potager - les serpents n'auraient guère pu s'approcher sans être vus - et j'appuyai le dos contre un potiron jaune, que le soleil avait tiédi. Quelques coquerets, chargés de fruits, poussaient le long des sillons. J'écartai les gaines triangulaires qui protégeaient les fruits - on aurait dit des enveloppes de papier - et je mangeai quatre ou cinq baies. Tout autour de moi, des sauterelles géantes, deux fois plus grosses que les sauterelles de Virginie, faisaient de l'acrobatie parmi les feuillages desséchés. Les rats à bourse couraient sur le sol labouré. Dans le fond du vallon, le vent ne soufflait pas très fort, mais je l'entendais bourdonner sa chanson là-haut, sur la plaine où ondoyaient les hautes herbes. Sous mes jambes, la terre était chaude ; elle était chaude aussi quand je l'écrasais entre mes doigts. D'étranges petits insectes rouges apparurent et tournèrent autour de moi en escadrons flâneurs. Ils avaient le dos laqué de vermillon et semé de taches noires. Je restais aussi immobile que possible. Il ne se passa rien. D'ailleurs, je n'attendais aucun événement. Semblable à un potiron, j'étais simplement quelque chose qui gisait sous le soleil et recevait ses rayons, et je n'en demandais pas davantage. Je me sentais parfaitement heureux. Peut-être est-ce là ce qu'on éprouve quand on meurt et qu'on devient partie d'un grand tout, que ce soit l'air et le soleil, ou la bonté et la connaissance. Je ne sais pas, mais le bonheur, c'est ça : se dissoudre dans un grand tout. Et quand le bonheur nous vient, il nous vient aussi naturellement que le sommeil. ...
Voilà donc la route qu'Antonia et moi avions suivie la première nuit, après être descendus du train à Black Hawk, la route qui nous avait emportés, blottis dans la paille, enfants étonnés qu'on emmenait vers l'inconnu. Il me suffisait de fermer les yeux pour entendre le roulement sourd des voitures dans les ténèbres et pour être saisi par cette impression d'étrangeté, qui effaçait toutes les autres. Ce que j'avais ressenti cette nuit-là, il me semblait que j'aurais pu le toucher en étendant la main. C'était comme une réalité très proche; j'avais le sentiment de rentrer en moi-même, de me retrouver, de découvrir que l'expérience de l'homme se réduit à un bien petit cercle. Pour Antonia et pour moi, cette route avait été celle du destin; elle nous avait conduits à ces premiers accidents de la fortune qui devaient déterminer tout ce que nous serions fatalement par la suite. Je comprenais maintenant que la même route allait nous réunir de nouveau. Peu importait désormais ce que nous avions laissé échapper : nous possédions en commun notre passé -- le précieux, l'incommunicable passé.
Je m'assis et contemplai les meules de foin, qui prenaient une teinte rose dans la lumière oblique du soleil.
Antonia avait toujours eu le pouvoir de laisser dans l'esprit des images qui ne s'effaçaient pas, des images qui devenaient au contraire, plus intenses avec le temps.
Le soleil avait disparu à la lointaine lisière de la prairie. Tout là-bas, le ciel était d'un bleu turquoise comme l'eau d'un lac, et frémissait d'une lumière dorée.
Les meules de foin prenaient des teintes roses et projetaient de longues ombres.
L'herbe d'un rouge cuivré baignait jusqu'à l'horizon dans une lumière plus intense et plus ardente qu'à n'importe quel autre moment de la journée.
L'air léger me disait que nous étions aux confins du monde : il ne restait que la terre, le soleil et le ciel.
Si la jeunesse ne s'accordait pas elle-même une telle importance, jamais elle ne trouverait le coeur de continuer.
On servait des whisky-bitters, nul en ce temps-là, ne buvant jamais de Martini-gins ; le gin, pensait-on alors, était strictement destiné à la consolation des marins et des femmes de ménage éthyliques.
Lorsqu'il songeait aux millions de créatures solitaires qui pourrissaient sous la terre, la vie lui semblait n'être qu'un piège destiné à attraper les gens en vue d'une unique et épouvantable fin. Nul homme, aussi fort et bon fût-il, n'y avait jamais échappé. Et pourtant, il avait parfois al conviction que lui, Claude Wheeler, en réchapperait, qu'uil parviendrait effectivement à inventer quelque astucieux subterfuge pour éviter l'anéantissement.
« Je me suis contenté d’écrire presque tout ce que me rappelle d’elle. Ce n’est pas construit du tout et n’a même pas de titre. » (p. 11)