Écoutez-moi…
Écoutez-moi,
ce que j'ai écrit de jour en jour
ne colle pas toujours avec la vérité,
sauf peut-être l'impression de désolation
que chacun reconnaîtra.
Mais il suffit de se mettre à la fenêtre
et de noter ce qu'on voit,
lorsqu'on remue les champs noirs,
pour que des inconnus deviennent des figures familières.
Bien malgré moi, j'ai ouvert les yeux sur père et mère
et je leur ai donné une sorte de parole
sans avoir jamais lu dans leurs pensées.
En fait, ma mère était plutôt volubile,
tout à la joie de continuer à vivre.
Mon père, lui, ne parlait pas.
Nous marchions dans le plus grand silence,
mon cœur battait contre le sien.
Je n'avais d'yeux que pour ses lèvres
espérant y voir se dessiner un hymne.
Je l’ai vérifié dans le dictionnaire,
un hymne est un chant de louange des dieux,
un poème qui célèbre une personne, une chose,
exactement ce que j’aurais voulu écrire
à force de regarder par la fenêtre
Une mère…
Extrait 2
C’était perdu d’avance, mais ce que je ne pouvais pas
dire je l’ai écrit,
j’ai commencé par écrire ce que j’avais sous les yeux,
sous la main,
à chercher les mots justes qui me tireraient d’affaire.
Avec l’aide de ces mots j’allais vers l’inconnu
comme si je ne connaissais pas la suite, la fin déjà écrite.
Le plus souvent, je me heurtais à un mur,
il n’y avait pas un accès ouvert,
même pas, dans le noir, une bougie allumée.
Une mère…
Extrait 1
Une dépouille, aujourd’hui,
dans une maison abandonnée :
dépouille est encore trop dire.
Je lui en veux de lui devoir la vie,
et pas le meilleur de la vie.
Je lui en veux d’avoir fait de l’effroi –
mon unique chez-moi.
Sans parler du silence de plomb.
D’être devenu ce muet de chez les muets…
Dès l’enfance, si je disais trois mots
on pouvait sabler le champagne.
Je gardais le silence dans la hantise de la séparation.
Quand je ne pouvais vraiment pas me dérober,
j’avais la poitrine nouée, la gorge serrée,
la sueur perlait sur mon front –
inutile de faire un dessin…
Il faut que j’y aille…
Il faut que j’y aille,
il faut que je m’y colle,
tout est en attente.
Je ne fais pas grand cas des mots,
ayant passé la majeure partie de ma vie
à m’approprier ceux des autres.
J’ai souvent pensé que le moindre récit
était une perte en vie humaine.
Jusqu’au jour où j’y ai vu un moyen
de lutter pour ma survie.
Peut-être était-il déjà trop tard.
On ne cherche pas indéfiniment sa nourriture
sur des terres qui ne cessent de s’amoindrir.
Sur mon visage…
Sur mon visage : la peur d’être emporté par la mort.
Facile à jouer : c’est elle qui m’a appris à lâcher prise,
à manquer du courage de composer avec le néant aux
bras tendus. En même temps, je n’ai jamais vraiment
pris au sérieux la menace que dit sans doute la torsion
de mes lèvre quand je garde le silence. J’ai continué à
écrire mon amour, le premier surpris de mes propres
mots.
Alain Veinstein. Cent quarante quatre signes.