Le grand livre d'
Anthony Kaldellis, "L'hellénisme à Byzance", a pour sous-titre de collection "La culture grecque dans le monde romain". Pour comprendre l'objectif de ce livre-anthologie, et de cette vaste étude historique, il faut savoir que les "Byzantins" se nommaient eux-mêmes Romains, et qu'ils concevaient leur état, leur ethnie et leur civilisation, comme romains : il s'agit, il s'est toujours agi, de l'Empire Romain d'Orient, vivant de sa vie propre depuis Théodose à la fin du IVe s jusqu'à l'invasion turque en 1453. Kaldellis prend cette dénomination au sérieux, à l'opposé de toute la tradition byzantiniste marquée par les préjugés anti-orthodoxes et anti-chrétiens d'Europe Occidentale. Après tout, que penserait-on d'un historien de l'état chinois qui refuserait de prendre en compte le titre impérial de "Fils du Ciel" ?
Cet empire "byzantin", ou romain d'Orient, avait la langue grecque pour héritage, et bien entendu la culture et l'identité grecques. Kaldellis discerne deux grandes époques principales : de 320 à 1040, où la culture grecque cesse peu à peu de s'identifier au paganisme et au monde antique hostile et non baptisé : c'est l'âge patristique. Puis, seconde époque, les renaissances helléniques de 1040 à 1453, date à laquelle l'empire romain disparaît dans l'islam (qui n'est pas son continuateur, malgré ce que prêchent les intellectuels turcs actuels partisans d'Erdogan). Etape par étape, auteur après auteur, Kaldellis mène une enquête fascinante sur mille ans d'histoire littéraire et culturelle : aux premiers temps, les compromis entre la nouvelle pensée chrétienne, l'idéologie romaine à l'oeuvre dans l'Empire, et la tradition classique, païenne et républicaine (le christianisme se refuse de rompre avec le passé, l'aime, le respecte et l'adapte à ses besoins, autre distinction fondamentale avec l'islam). Au confluent des époques se rencontre la grande figure de
Michel Psellos (1018-1078), qui porte à lui seul toute la première renaissance hellénique et ouvre la voie à la Troisième Sophistique et à une littérature médiévale grecque nouvelle sous les Comnènes. Enfin, entre 1204 et 1453, les divers mouvements culturels naissent et meurent sur fond de tragédies historiques : agression, pillages et occupation des Croisés catholiques, invasions turques, islamisation finale. Parallèlement aux catastrophes, naît une forme de critique des anciennes idées romaines et orthodoxes, ce qui fait que l'ultime renaissance du XIV°, sous les Paléologues, voit réapparaître une "idée grecque", un patriotisme grec, et même un néo-paganisme, qui irriguera l'Italie après l'invasion turque. L'autre versant de cette renaissance, mystique et spirituel, et moins "grec", maintint en vie les peuples balkaniques orthodoxes pendant les longs siècles d'esclavage turc.
Ce livre de 500 pages, qu'on n'espère pas voir traduit en français, est une oeuvre impressionnante de rigueur historique et d'ampleur des connaissances. Pour reprendre le sous-titre, il retrace "les transformations de l'identité grecque et la réception de la tradition classique". Kaldellis s'est illustré par l'étude de deux auteurs situés aux points extrêmes du processus : Procope au VIe sous Justinien, brillamment analysé et expliqué, et Laonikos Chalcokondyle, "premier historien ottoman", écrivant vers 1460 en grec néo-classique la fin de sa cité et de son monde (édition bilingue de son Histoire et essai, "
A New Herodotos") . Entre l'enclume catholique et le marteau musulman, toute une civilisation tardo-antique et médiévale, originale, incomprise et méconnue, nous est offerte dans cet ouvrage.