Pour la première fois, l'artiste est admis au salon et à la table, avec le critique qui régente, le littérateur qui explique, le savant qui vulgarise et le philosophe qui détruit. C'est le peintre, c'est le sculpteur qui perd le plus à ces contacts, il est mal à son aise entre l'analyse rationaliste et l'abstraction sentimentale, il oublie peu à peu la vie des volumes profonds et des couleurs trempées de pluie et de lumière pour suivre desdirections morales où il perd très vite son chemin.
Toutes nos idées portent la trace des évévements profonds qui nous environnent et nous touchent et les harmonies mathématiques elles-mêmes, malgré leur éternité apparente, ne sont peut-être pas beaucoup plus indépendantes du terrain moral où elles prennent l'essor que les grandes constructions sensuelles des peintres ou des musiciens. Les sensibilités d'un même âge sont toutes dirigées vers un même but invisible, elles saisissent des rapports qu'un autre âge ne saisirait pas, elle édifient des systèmes qui satisfont les plus obscurs et les plus forts de leurs désirs.
La Hollande pratiqua la peinture comme elle s'était battue, comme elle pratiquait déjà et pratique encore le négoce. Cette fonction, chez elle, ne correspondit pas comme ailleurs à une frénésie de conquête qui s'annonce de loin comme par des frissons de fièvre et laisse après elle la fatigue, la tristesse, souvent la mort. Elle commença brusquement, elle cessa brusquement. C'est comme la joie d'un jeune animal qui s'ébroue et gambade, et après avoir pris conscience de sa santé, de sa vigueur, de la souplesse de ses muscles et de la profondeur de ses poumons, ne songe plus qu'à brouter. Quand elle ne sut plus peindre, elle n'en eut pas de remords. Son art avait manifesté un moment de sa puissance, large, paisible, positif, joyeux, et voilà tout.
Watteau mort, le dix-huitième siècle est la faillite esthétique du goût. L'élite entière est munie d'une éducation d'art intense, qui monte et s'élargit en elle à mesure que la force créatrice baisse et se rétrécit dans l'âme des artistes ses serviteurs. Art de salon, qui n'en franchit pas les limites. Les. expositions de peinture sont elles-mêmes des « Salons ». Peintres, sculpteurs, graveurs, joailliers, orfèvres, ébénistes, coiffeurs, tailleurs, bottiers, tous concourent à entourer l'extrême fleur d'une haute culture de ce cadre frêle et rampant qui en fait valoir l'éclat, mais se resserre autour d'elle et perd peu à. peu de vue ses origines naturelles pour s'épuiser à satisfaire un esprit qui se fane et meurt d'ingéniosité et d'ennui.
Or, par le plus vaste mouvement lyrique dont un peintre ait jamais été traversé, par un sentiment métaphysique de l'univers si évident qu'il retentit d'un bout à l'autre de son oeuvre comme la clameur d'un grand fleuve toujours pareille, toujours égale à elle-même à travers cent ciels reflétés, cent paysages baignés, cent villes abreuvées, Rubens divinisa cette masse animale que l'art flamand serait resté pour nous si Jordaens seul avait vécu. Il accepta la domination des puissances élémentaires comme pour les comprendre mieux, et les dirigea du dedans même de leurs centres d'action avec la formidable aisance d'un être qui sentirait sa vie portée par elles et participant à la leur.
Suzanne Flon lit Elie FAURE
Suzanne FLON lit une page de
Elie Faure.