Après avoir noté que la réflexion philosophique française appliquée au sujet européen s'était tarie depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la professeure de philosophie politique à l'Université libre de Bruxelles,
Justine Lacroix, en présente la synthèse sur les trois dernières décennies, catégorisée en trois courants principaux.
Le premier ne conçoit pas de possibilité de réalisation du projet européen sur les bases qui lui ont été données, à savoir les droits de l'homme et la page blanche de la Shoah. En effet, les droits de l'homme saperaient, comme l'avait prévu Marx, l'idée d'une communauté humaine au bénéfice d'une conception individualiste de l'humain devenu incapable de se penser en relation avec les autres et autrement que comme un principe revendicateur de droits à l'égard de l'Etat. le pilier de la culpabilité de la Shoah n'aurait pour conséquence, de son côté, que l'annihilation de la légitimité des structures politiques passées, à savoir l'Etat, qui a causé ce désastre. Celui-ci, sapé dans ses fondements, ne pourrait que se dissoudre dans un ensemble plus vaste et artificiel qui prétendrait créer une démocratie pure sur la base des seules règles du droit et constituée de citoyens universels, bien campés dans leurs revendications individualistes, mais sans identité ni substance humaine. Ce courant de l'Europe est nommée par
Justine Lacroix l'« Europe désincarnée » car elle aurait perdu ses idéaux fondateurs.
Un second courant, plus optimiste, vise à considérer, dans la continuité de la pensée allemande, les postulats kantiens d'une organisation politique qui dépasse les Etats et les communautés politique qui la constitue. Il s'agit d'une version cosmopolitique de l'Europe, où les Etats-nations restent le support essentiel de la nouvelle structure, mais où les citoyens, nationaux, reçoivent des droits vis-à-vis des autres Etats. Ces droits sont dits cosmopolitiques, comme ceux que nous confère la citoyenneté européenne (droit de résidence, droit de vote, d'élection, etc). Cette Europe, dite « rêvée », pour fonctionner, doit créer le sentiment de cohésion constitutionnelle de ses citoyens, qui doivent développer le sentiment de cohésion sociale par delà leur communauté culturelle, historique et politique, c'est-à-dire par delà leur Etat d'appartenance. Cette solution serait la plus viable, mais elle requiert une forte implication des politiques (ouverture et non fermeture), et la capacité des citoyens à développer une identité multiple : locale, régionale, nationale, européenne toutes à la fois.
Cependant, l'histoire de l'Union européenne telle qu'elle s'est faite aboutit à un troisième courant de pensée qui pointe les dangers de la situation actuelle qui pourrait non seulement faire achopper cette solution cosmopolitique, mais même aggraver la cohésion des communautés humaines à la fois nationales et européennes. Il s'agit de l'ambiguïté de la notion d'étranger, qui n'est plus tout à fait le statut que nous donnons à nos voisins proches, assimilés à des « presque comme nous », mais se redéfinit d'une manière exacerbée à l'encontre de ceux qui ne sont pas ressortissants d'Etats membres de l'Union, auxquels nous projetterions le statut d'humains très différents de nous, et que, à vrai dire, nous nous habituerions à tout simplement rejeter hors de nos conceptions de l'humanité. le développement d'un sentiment européen du fait de l'histoire avérée de l'Union européenne depuis ses origines, sentiment ni nationaliste, ni cosmopolitique, aboutit donc à une exacerbation du racisme qui rejettent dans un statut inférieur tous ceux qui ne sont pas membres de l'Union. En ce sens, l'Union européenne aggrave dramatiquement la notion de démocratie, de droits de l'homme, devenus exclusifs et élitistes, au détriment d'une conception universaliste et humaine qu'elle possédait à son origine.
En conclusion, l'auteure note que les référendums de 1992 et de 2005 ont empêché, en France, le développement de la pensée fédéraliste, qui conçoit, en Allemagne et en Grande-Bretagne notamment, les perspectives de la constitution d'un Etat et d'une nations européens. Celle-ci ne semble de toute façon pas pertinente à l'auteure du fait de ces refus. Il en ressort que quoi qu'il arrive, l'Etat-nation restera un socle essentiel des communautés humaines dans l'avenir, sans que cette conception ne s'oppose à celle de l'Union européenne, du fait que la conception cosmopolitique du projet européen permet au contraire leur articulation. Une adaptation de la notion d'Etat-nation semble cependant inévitable, peut-être tout simplement par la relativisation de son importance.
On pourrait objecter que les courants nationalistes ne sont pas présents dans cette synthèse, mais
Justine Lacroix a rédigé un autre ouvrage,
L'Europe en procès, qui aborde ces points de vue, naturellement hors sujets ici puisque niant l'objet européen comme forme de communauté politique possible. Ces deux livres constituent ensemble une présentation complète des positions sur les formes politiques possibles de l'Union européenne qui ne demande qu'à être approfondie par la lecture des productions des nombreux auteurs cités, selon sa sensibilité.