4,5 étoiles
Dans ce très intéressant essai,
Claude Reichler part d'une observation à propos de la pensée libertine (qu'il situe au préalable dans une période temporelle bien déterminée : entre la fin du 16e siècle, marquée par l'humanisme padouan et le calvinisme, et la Révolution française,
Sade étant le dernier libertin d'après lui) : l'homme est défini comme un « sujet à représentations » diverses et donc soumis aux pouvoirs les contrôlant, qu'ils soient religieux, politiques, culturels ou moraux. Une fois cette idée posée et connue, il est donc possible d'agir sur l'homme pour modifier les représentations/images qui le constituent et l'aliènent.
Claude Reichler analyse comment cette conception anthropologique évolue au cours de
l'âge libertin et comment elle préside à chacune des facettes du libertinage : philosophique, mondain ou « moral » (qualifié « de moeurs » dans d'autres ouvrages théoriques sur le sujet).
La première partie, Les paradoxes du conformisme, pose les balises historiques de
l'âge libertin – divisé en trois grandes périodes selon
Claude Reichler – tout en proposant une analyse de l'affranchissement des représentations dans les libertinages philosophique et mondain. Dans le premier, cela se fait notamment contre la religion et toute forme de dogme, en s'accompagnant d'une revendication de liberté morale : puisqu'il n'est pas prouvé qu'il existe un dieu et un bonheur promis après la mort, tout est permis en quelque sorte. Cette première revendication libertine est arrêtée avec l'absolutisme politique se mettant en place et doit se cacher après le procès de Théophile Viau. C'est le début de la seconde période du libertinage, souterrain cette fois : tandis que les premiers libertins n'ont pas suffisamment pris en compte les représentations collectives et ont trop affirmé leur individualité, les seconds se cacheront sous le masque des bienséances, prétendant protéger ainsi leur pensée. Cette position paradoxale, proche de celle exigée par l'idéal de l'honnête homme, est néanmoins difficile à tenir et aboutit à deux impasses : les libertins roués développent un imaginaire de la maîtrise d'eux-mêmes et des autres, niant ainsi la précellence à accorder à la sociabilité, et les petits-maîtres se fondent tout entier dans les règles de la bienséance, ne deviennent plus que les masques qu'ils croient simuler. C'est à partir de ce schéma que se construit la troisième époque du libertinage, au 18e siècle.
Dans la seconde partie, Conquérir est notre destin, l'auteur délaisse les faits historiques proprement dits pour appuyer son analyse sur les
oeuvres littéraires, libertines ou non. Celles-ci accordent une grande place à l'initiation de leur héros, en suivant un schéma topique en trois étapes : pour l'expliciter, c'est les Egarements du coeur et de l'esprit de Crébillon fils que
Claude Reichler analyse longuement, avant de faire un parallèle avec d'autres
oeuvres, comme
La Philosophie dans le boudoir du Marquis de
Sade qui, comme à son habitude, réinterprète cet imaginaire. Il est ensuite montré comment Crébillon et d'autres romanciers libertins modélisent l'Histoire à travers ces initiations : de l'idéalité des romans précieux, ils descendent sur la terre des plaisirs, tout en ayant conscience de la chute accomplie ; ils ne le savent pas encore, mais le Romantisme réalisera quant à lui tout à fait la nostalgie de l'idéal perdu et la recherche de l'inaccessible. Cette théorie ici grossièrement résumée en quelques lignes est très bien développée par
Claude Reichler et m'a paru extrêmement intéressante : cohérente et complexe, elle donne une autre vision de ce genre romanesque et de ce qu'il véhicule. Toujours par le biais d'
oeuvres littéraires, sont analysées les représentations de la femme et du corps dans la pensée libertine. La première est perçue comme mystérieuse et inconnaissable, ainsi que, pour cette raison, comme un objet de recherche de l'homme :
Les Bijoux indiscrets de
Diderot en sont emblématiques. Enfin, pour conclure cet essai en rappelant la portée politique du libertinage,
Claude Reichler s'attarde sur la façon dont
Louis XIV a compris cette leçon des Lumières et s'en est servi en inversant les objectifs libertins : il a imposé à ses sujets d'autres représentations, celle du roi comme corps de désir et de pouvoir. Cela transparaît encore une fois dans plusieurs
oeuvres (picturales, cette fois) finement analysées par l'auteur.
Pour clore cet avis-résumé, je préciserais que cet ouvrage est très intéressant pour qui s'intéresse au libertinage, notamment mondain et littéraire, mais qu'il n'est pas le plus accessible sur le sujet : les analyses de
Claude Reichler sont assez fines et s'appuient parfois sur une connaissance préalable des
oeuvres (Les Egarements du coeur et de l'esprit sont très bien résumé, mais c'est le seul texte à bénéficier d'un tel traitement, par exemple).
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