« Ce roman ouvre à une exégèse vide, il est sans commentaire, toute critique est impossible, ou poudreuse, sauf celle d'un enfant trépané. » Nous voilà avertis : impossible de rendre compte de ce roman. Impossible même de le lire, sauf à être un « lecteur merdeux », un « lecteur mystique », un « lecteur amateur de beaujolais nouveau »… et quelques autres amabilités dignes du meilleur
Baudelaire. Alors pourquoi relever le défi ? D'abord parce que nous n'avons pas le choix. Happés par le livre, nous sommes qu'on le veuille ou non partie prenante à son existence : « Lecteur cru, le miroir entre nous est brisé ; nous sommes corédacteurs de ce texte. »
Ensuite, parce qu'un jour viendra où
Christian Ganachaud sera reconnu comme un des écrivains majeurs du XXIe siècle, j'en suis convaincu. Mais ce jour n'est pas venu : nous nous retrouvons face à cet objet comme un lecteur des Lettres de mon moulin devant
les Chants de Maldoror. Incapables d'en comprendre la portée, d'en deviner même le projet. Mais on sent, à certaines formules, que le génie a soufflé ici.
[...]
Alors, oui, il est plus simple d'invoquer la folie, et l'auteur même nous y engage. Il parle complaisamment de sa folie, de son traitement. Il a décidé d'écrire jour après jour toute la durée de son internement, seule la fin de celui-ci mettra un point final à cette longue logorrhée, « sans mon consentement ». Mais c'est sa maladie mentale, revendiquée, qui le met « dans un état christique ». Et la frontière est mince entre génie est folie. Celle-ci n'est peut-être que l'émergence d'une autre conscience, une « électrochristolyse ».
Christian Ganachaud se sent alors le « nègre d'une puissance inférieure », un « écrivain fissile : c'est-à-dire écrivant dans une fissure de la lumière ».
Et nous avons parfois envie de la franchir, cette frontière, avouons-le. « Pour moi ne comptent que ceux qui sont fous de quelque chose, fous de vivre, fous de parler, fous d'être sauvés, ceux qui veulent tout en même temps, ceux qui ne bâillent jamais, qui ne disent pas de banalités, mais brûlent, brûlent, brûlent comme un feu d'artifice. » Colloquer tous ceux qui n'entrent pas dans les normes mentales est un réflexe de survie de la part de la sancta mediocritas qui cimente les civilisations. « Les psychiatres sont des réducteurs de têtes, de la famille des Pygmées », affirme
Christian Ganachaud, car « les structures psychiatriques font d'un oiseau un ver de terre ». En fin de compte, c'est la société qui différencie le chamane du schizophrène. « L'un devient un héros, alors que l'autre est bon pour l'asile. »
[...]
Mais si l'on se souvient que la sagesse de l'homme est la folie de Dieu, et vice versa, on tâche de pénétrer dans cette pensée blessée à vif. Non sans effroi, car « après l'absolu vient une pensée crue » et l'auteur nous avertit qu'il « extirpe le sacré hors de la merde ». Pour le lecteur comme pour l'écrivain, la seule façon de s'ouvrir à l'inconnu est le silence, qui tient un rôle primordial dans cette écriture totale. « le silence fait partie de ma langue, comme le souffle sur la mer, le vent entre les cités. Je prends le silence comme construction du discours. Tout ce qui n'est pas dit revient. le silence coud mon corps. » Mais ce silence n'est pas le refus de la parole, il s'écrit « par effraction du soleil », pour laisser la place à tout ce qui dépasse les mots, tout ce qui, un jour, les remplacera. « Quand le langage aura disparu, le silence parlera. » En attendant, avec les mots limités de la langue, on ne peut que mettre en valeur, comme par défaut, cet absolu qui ne se laisse pas saisir. « Mes écrits sont un exosquelette du Verbe. »
le silence n'est que le premier pas vers l'abîme. C'est un appel d'air à tous les mots, tous les livres, toutes les langues. Dans un premier temps, l'auteur garde encore un semblant de maîtrise. On voit passer du
Ronsard, du Villon, du Rutebeuf, du Joyce, on croit à des réminiscences littéraires. On bute sur une formule en latin, en italien, en grec, en anglais, en hindi, on croit à une coquetterie d'auteur. Aux allusions christiques répondent les dieux hindous ou égyptiens, les Walkyries ou les Tuatha Dé Danann, on songe à une mystique oecuménique. Mais peu à peu ces citations, ces allusions s'amplifient, deviennent la matière même du récit, dans un cadre dont l'auteur entend malgré tout conserver la maîtrise. « Je leur laisse la place de mes personnages, les écrits étrangers ; volontairement. La seule chose qui me reste : la maîtrise de l'espace de mon livre ; les auteurs se rencontrent, s'affrontent, se répondent ; parlent tous, finalement, la même langue ; mais uniquement dans mon désert de lumière voulu, posé, installé. » La disparition du personnage est une des réflexions capitales du roman contemporain, en réaction au « roman psychologique petit-bourgeois » du XXe siècle. L'audace ici est de faire des textes recopiés en toutes les langues les personnages même d'un récit évanescent. Surgissent tout à coup les trente-neuf stations du soufi, suivies de celles du chemin de croix. Ce ne sont pas des citations, mais des personnages qui se croisent.
[...]
« Mon livre est une fracture sur le sol littéraire. » Une fracture : il s'agit en effet de briser toutes les habitudes d'écriture, comme on brise les jambes du crucifié. « J'écris dans un style saccadé, haletant, comme les ultimes paroles d'un crucifié », « Je trouve une écriture stigmatisée ; un texte scarifié par des phrases ouvertes au rasoir ». Mais cette « ouverture » du Verbe est libératrice. « Je veux que le mot fendu “prière” se remplisse de crépuscules inouïs et d'aurores sacrées. » Pour cela, il faut briser jusqu'au conseil de Malherbe de remettre vingt fois son ouvrage sur le métier : l'auteur entend écrire sans brouillon ni rature.
La dislocation, en tout cas, est menée à son terme. On passe subitement à un journal écrit « comme une pédale suceuse d'héroïne divinatoire », journal de l'auteur, d'
Antonin Artaud, d'identités aléatoires, qui se balade en 1884, en 1955, puis dans des jours impossibles, Lundi 31 février… 1er vendémiaire an I… Samedi 36 juillet…
[...]
Cette annihilation qui parfois tourne au massacre permet-elle à autre chose d'éclore ? Il n'est pas temps de le dire. Il a fallu un siècle pour entendre
Lautréamont. Peut-être est-ce l'espoir que l'on peut laisser à
Christian Ganachaud, qui termine par cette exclamation attribuée à Boccace devant le dépiautage des livres du Mont-Cassin : Nunc ergo frange tibi caput pro faciendo libro ! Maintenant, casse-toi la tête à écrire des livres !
(critique complète sur www.jean-claude-bologne.com/lectures19.html#ganachaud