Les fables de Maître Lie

Yang Tchou a dit :
"Cent ans est le terme extrême de la longévité humaine et il n'est pas un homme sur mille qui y parvient. A supposer même que quelqu'un ait cette chance, le temps occupé par la débilité de l'enfance et le gâtisme de la vieillesse en représente la moitié. De la moitié restante, il faut encore défalquer une moitié, perdue dans l'inconscience où plongent le sommeil nocturne et les siestes diurnes ; une bonne moitié de la moitié restante est dévorée à son tour par les tourments causés par les douleurs et les maladies ainsi que par les chagrins occasionnés par les deuils et les revers de fortune. Et sur les dix années qui restent, les vrais moments de joie pure, où la pensée est libre de tout souci, ne représentent pas une heure de temps. Alors pourquoi vit-on? Où trouver du plaisir? Dans le luxe et la mollesse? Dans la musique et la volupté? Mais on se lasse du luxe et de la mollesse, et la musique et les femmes ne procurent jamais qu'un plaisir fugitif. Bridés par la peur des châtiments et stimulés par l'appât des récompenses, portés en avant ou retenus en arrière par l'amour de la gloire ou le couperet des lois, nous luttons âprement pour de creuses louanges d'un instant et un peu de gloire posthume ; nous prêtons une attention inquiète au qu'en-dira-t-on auquel nous donnons le pas sur nos propres inclinations, en sorte que le bonheur nous échappe, faute de savoir jouir de l'instant présent. En quoi différons-nous de forçats pris dans les fers?"

Maître Lie se complaît dans le parodique, le saugrenu, l'extravagant. Quand il reprend certains des développements ou des historiettes du Tchouang-tseu, il renchérit encore, poussant plus loin la veine satirique et baroque. Il exhibe une galerie surréelle d'hommes plus remarquables les uns que les autres par l'insignifiance de leurs capacités : tel preux est célèbre pour sa force qui lui permet de "briser net la cuisse d'une sauterelle de printemps et soulever les ailes d'une cigale d'automne", tel médecin miraculeux laisse faire la nature plutôt que de soigner les malades ...

Venues de temps lointains, Les Fables de Maître Lie semblent agir comme la bombe à dépoussiérer le temps des pensionnaires du moratorium, dans l'Ubik de Philip K. Dick. On se prend à rêver qu'à défaut de "rendre aux hommes l'étincelle prométhéenne", elles puissent suffire, en redorant pour un temps "le blason des chimères", à transmuter la déréliction de cet univers factice dont le clinquant cache mal la décomposition et la misère.

Les fables de Maître Lie nous confrontent non pas au triste et terne "procès" tant célébré par les apôtres de l'altérité chinoise, mais à une réjouissante et vivace "création".