Quelle bonne idée de construction littéraire que d'avoir, dans ce roman, établi, tel un pivot de points de vue à la fois concordants et opposés, une construction tripartite qui fait la part belle à un artiste,
Jacques Majorelle, à un chef de guerre combattant pour la liberté de son peuple, Abdelkrim al Khattabi, et à l'iconique représentant de l'expansion impérialiste, Lyautey !
De fait, autour de trois personnages qui marquent de leur présence une période de guerre complexe dans le Rif, se constitue une vision nuancée de l'histoire du Maroc. D'où ce « S » qui en termine le titre.
Jacques Majorelle, dont le nom a plus ou moins sombré dans l'oubli, a été le peintre des kasbahs et de la beauté des femmes natives de ce pays déchiré et magnifique : son regard est empreint d'une esthétique sensuelle, d'une vibration totale de l'être à ressentir et donc, à restituer, au pinceau, par le trait, la perspective et l'intensité, les ocres rouges du Sud, les contours des panoramas et le déchaînement des danseuses en transe, ces « Vénus » qui taraudent son art d'un nouvel imaginaire. Artiste témoin des contradictions d'une époque d'incertitude et de danger,
Jacques Majorelle sublime le Maroc dans sa quête d'un ailleurs et dans son « amour » d'un lieu nouveau que cet adepte de Matisse ne soupçonnait pas. Il donne au roman l'angle de la recherche de l'autre et son oeuvre s'en trouvera à jamais modifiée.
Qui ne connaît le nom de Lyautey, symbole de conquête et d'hégémonie coloniale ? Ici, on le voit se perdre dans les reliefs de ce qu'il nomme « le guêpier rifain » ; et ce sont des percées inhabituelles dans son intimité d'homme, dans ses colères de conquérant, dans son impuissance à dominer l'ennemi et à mettre en oeuvre son « idée du Maroc ». le « grand homme » se heurte à une concurrence locale imprévue et ses défaites le déboulonnent de cette statue d'argile qui font les fausses légendes et les stars d'une Histoire réécrite. le roman resitue le héros dans une perspective de personnage tempêtueux et parfois d'histrion : il soulève la question de la vérité par rapport au marquage de l'Histoire officielle.
Car ce roman donne une place de choix à un homme de poids, un chef cultivé, épris de liberté, capable d'écraser les armées occidentales, française et espagnole, Abdelkrim al Khattabi, dont la ténacité, le courage et l'intelligence stratégique se démontrent tout au long de cette période de l'entre-deux guerres, qui voit se profiler à l'horizon du démantèlement colonial, les redressements nationalistes fiers, dignes, épris d'une identité indépendantiste. le regard de l'auteur se fait incisif, il reprend cette « Histoire » selon un aspect souvent occulté, la légitimité d'un peuple à disposer de lui-même, à travers la politique d'un chef qu'on a eu le tort de sous-estimer.
L'originalité du roman, en dehors de ce qu'il nous montre grâce à une documentation exacte, est donc de pointer du doigt, selon une langue élégante, efficace, émaillée d'une belle connaissance du Maroc, les confrontations colonialistes qui sont la honte de l'Occident.
Difficile projet que de se lancer dans un « roman historique » ! Mais ici, l'entreprise est une pleine réussite.
Michel Thouillot, l'auteur, nous propose de bien belles pages, à l'aune des splendeurs d'un pays, et invite à s'interroger sur ce qu'ont été les pièges politiques, les délits contre le respect de l'autre, le mépris mielleux et belliqueux de l'adversaire, visant à l'appropriation de ses territoires.
A lire absolument. Nous sommes par ce roman face au ferment de la situation géopolitique actuelle.
La littérature joue ici son rôle : dire, montrer et questionner.