Fulgurante suite de faux monologues en cheminant dans Londres, pour embrasser 40 ans de modernité.
Publié en 1994 (en 2011 chez Quidam, au décidément impressionnant catalogue), le douzième roman de
Gabriel Josipovici est peut-être celui qui se rapproche le plus d'une somme rassemblant presque l'ensemble des préoccupations exprimées tout au long de son oeuvre (dont par ailleurs "
Tout passe" constituerait le brillant résumé sous forme d'un poème en prose de 60 pages).
"
Moo Pak" reproduit fidèlement de longs monologues de l'écrivain Jack Toledano, rapportés au style indirect par son ami Damien Anderson, solides bribes d'un échange qui n'est qu'en apparence à sens unique, glanées lors de leurs nombreuses promenades à pied dans Londres, dont les parcs, les ponts et les lieux rythment, lancinants et légers à la fois, la déambulation verbale et scripturale qui s'exprime ici.
On peut proposer beaucoup de manières de lire ce faux dialogue foisonnant et fascinant... Se jouant avec brio des essais littéraires commis par Josipovici par ailleurs, tout un parcours de la modernité et de son échec est offert (on sait par ailleurs à quel point l'auteur voit dans le post-modernisme un terrible échec esthétique et moral). Sur le statut du récit, et avec un propos au fond pas si différent, Josipovivi remplace allègrement les denses et doctes travaux d'un Bakhtine par une fable alerte, brillante, et enjouée malgré son pessimisme de façade.
Usant de tous les artifices d'une autofiction qui ne dit pas son nom, Jack Toledano s'appuie sur la vie riche et complexe de Josipovici, Juif de parents russo-italiens et libanais, ayant vécu une enfance niçoise pendant la seconde guerre mondiale, une adolescence dans l'Egypte d'avant 1956, et des études supérieures puis un devenir d'enseignant et d'écrivain en Angleterre (à Brighton et non à Londres...).
Richesse du point de vue, finesse de la narration, brillance du maniement des paradoxes... : cette promenade dans Londres, dans les méandres d'une vie et d'une vocation littéraire qui semble toucher son point final, avec le terrible aveu de l'impuissance à poursuivre, autour de l'impossible roman "
Moo Pak" (Moor Park, manoir que l'on pourait croire mythique mais qui existe bel et bien, demeure de
Jonathan Swift - dont l'étonnante stature surplombe le roman -, asile d'aliénés, centre de décodage Enigma, institut de recherche sur le langage des primates, avant de finir en école de la deuxième chance pour enfants en difficulté), dont l'écrivain ne parvient pas à s'extraire, est beaucoup plus qu'un cultivé discours de marche... Parcourant le sens de la vie à travers celui de la littérature, Jack Toledano est une rencontre essentielle, qui laisse des traces profondes chez le lecteur.