On ne sait pas ce qu'est la boue si l'on n'a pas visité un bidonville par jour de pluie. Si l'on n'a pas arpenté d'un pas incertain ses allées où l'on n'a d'autre choix que de s'embourber dans la vase jusqu'aux chevilles. Je l'ai fait [...] Sous un grand parapluie, j'ai suivi tant bien que mal les ruisseaux fangeux qu'étaient devenus les sentiers du bidonville, essayant de placer le pied là où il faut. [...] Il y a parfois des planches de bois par terre pour qu'on puisse circuler. Je titubais, je peinais, je me retournais la cheville, et je finissais par fermer ce satané parapluie qui ne faisait que compliquer les choses. Quand je trouvais les gens que je cherchais, ils avaient parfois une cabane. Mais parfois, ils n'avaient pas eu le temps d'amasser le matériel nécessaire. Ils se retrouvaient alors dans ces allées réservées aux nouveaux arrivants, où s'alignent les pitoyables bâches de plastique tenues à deux mètres du sol par un morceau de bois, leurs affaires cachées dessous, sur une vieille couverture ou un tapis, dans la boue. [...] J'étais là, mon parapluie pendu à mon bras comme un oiseau mazouté, les cheveux collés au visage, m'efforçant de ne pas laisser paraître ma tristesse, fronçant les sourcils en faisant la liste des matériaux à réunir pour que les familles passent de cette situation intolérable à une autre qui le serait un peu moins en ayant enfin un toit. [...] J'ai vécu cette scène je ne sais combien de fois, dans je ne sais combien de bidonvilles, pataugeant comme une imbécile pour me rendre jusqu'à ceux que je voulais aider. J'ai fini par prendre de l'assurance dans la gadoue. Les bottes en caoutchouc ont beaucoup servi. Mais chaque soir d'orage, je regarde la pluie à ma fenêtre, découragée.
Quand on part, même dans des circonstances heureuses et relativement confortables, on part avec soi-même tout entier, névroses comprises, phobies comprises, araignées au plafond et squelettes dans le placard compris. Ce qu'on laisse derrière soi, c'est le terreau humain, social et institutionnel où tout était enraciné. On emporte, dans un mouchoir de poche, les petites mottes de terre accrochées au rhizome biscornu qui est tout ce qu'on est.
Shannon Desbiens présente « Baldwin, Styron et moi » de Mélikah Abdelmoumen (Mémoire D encrier), finaliste dans la catégorie Intérêt général des Prix littéraires du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean 2022.
La cérémonie de remise des Prix littéraires aura lieu lors du Salon du livre, le jeudi 29 septembre dès 19 h, au Centre des congrès du Delta Saguenay. Les 6 lauréat.e.s seront dévoilé.e.s le soir même.
Une production du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean
Réalisation : Marc-André Bernier