"Il ne faut jamais placer un fusil chargé sur scène s'il ne va pas être utilisé. C'est mal de faire des promesses que l'on n'a pas l'intention de tenir" (Lettre de
Tchekhov à Alexandre Semenovitch Lazarev).
Cette allégation serait à l'origine du principe dramaturgique que l'on désigne comme "le Fusil de
Tchekhov", selon lequel chaque détail mémorable dans un récit de fiction doit être nécessaire, irremplaçable et ne peut être supprimé.
Dritëro Agolli respecte bien, ici, ce principe. Son canon, qui apparaît dès l'entame de son récit, va y jouer un rôle primordial, presque le rôle principal.
Début des années 40.
Mato Gruda vit à Arun, dans les montagnes albanaises, avec sa femme Zara, leurs deux fils et sa tante Esma. Il trouve dans la forêt un canon de l'armée italienne, mise en déroute par les allemands après la rupture de l'alliance entre leurs deux pays. Il décide de le dissimuler, il pourrait en effet lui être utile pour assouvir enfin sa vengeance à l'encontre des Fiz, le clan le plus puissant de son village, qui a décimé sa famille. Car c'est ainsi que son monde et celui de ses concitoyens fonctionne depuis des générations : sur la base de haines entretenues de pères en fils, fondées sur la quête de pouvoir et l'appropriation de terres, cinq clans, d'influence diverse, se composant d'une poignée de survivants (pour les Gruda) à une quarantaine de foyers (pour les Fiz), se partagent Arun.
Ce cercle vicieux de dissensions et de représailles ponctue la vie du village de drames (meurtres, incendies, amours contrariées car interdites) et le plombe d'une atmosphère tragique et instable. La guerre fournit de nouveaux prétextes aux conflits, les partisans communistes, représentés par Mourad, le meilleur ami de Mato, s'opposant aux sympathisants d'extrême-droite qui se rallient derrière l'inquiétante figure de Tosun Batchi. Et Mourad a bien du mal à convaincre les habitants d'Arun d'unir leurs forces contre l'ennemi allemand commun plutôt que de s'entre-tuer.
Mato lui-même n'est pas convaincu... mais n'en dit rien. A la demande de son ami, il accueille sous son toit un italien ayant rejoint le camp des partisans et qui, heureux hasard, est artilleur. L'initiant à son secret, il apprend ainsi, aux côtés d'Augusto, à manier son canon, devenu pour Mato l'objet d'une véritable obsession, qui fait perdre à cet homme plutôt paisible tout discernement. Son idée fixe, associée au contexte explosif -si vous me pardonnez ce mauvais jeu de mots...- aboutit à un drame dont les conséquences inattendues lui échappent.
"
L'Homme au canon", roman riche en rebondissements, fait ainsi s'interpénétrer conflit mondial, luttes intestines et guerre de clans. Ses courts chapitres dynamisent le rythme du récit, très efficace.
Dritëro Agolli n'en néglige pas pour autant la dimension psychologique, qui alimente avec justesse le ressort dramatique de son intrigue.
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