Ma dix-septième lecture de cette session Rentrée littéraire 2018 des 68 premières Fois,
Les Déracinés de
Catherine Bardon.
Ce roman historique, véritable pavé, correspond tout à fait à une thématique qui m'est chère : des évènements historiques vues à travers les points de vue individuels, familiaux de personnages anonymes pris dans la tourmente de l'Histoire avec un grand H ; j'aime ce rapport alchimique entre la sphère publique et la sphère intime.
Le volet géopolitique et économique est également très intéressant même s'il ne m'est apparu qu'aux deux tiers du livre lorsque sont mentionnés les noms de grandes entreprises à juste titre très controversées aujourd'hui.
Dans
Les Déracinés, tout commence par une belle romance entre deux jeunes gens de milieux différents qui sauront braver les difficultés pour se marier et fonder une famille ; il y est question de rêves et d'idéaux, mais voilà, ils sont issus de familles juives, vivent en Autriche juste avant la deuxième guerre mondiale… Ils partent donc participer à la fondation d'un kibboutz dans les Caraïbes, en République dominicaine. Ce roman est l'histoire de quelques « Juifs déracinés génération après génération, n'ayant pu faire souche dans aucun des pays qu'ils traversaient », l'histoire d'un couple à la recherche d'un endroit où enfin s'enraciner…
Ce roman est une véritable fresque historique et familiale sur pratiquement trois générations, de 1921 à 1961 ; en effet, les parents des héros sont assez présents au début du récit jusqu'au départ de jeune couple et de leur petit garçon vers un ailleurs plein de promesses, dans un interminable voyage vers la liberté. Puis, à la fin, nous laissons leurs petits-enfants écrire l'histoire à venir.
Catherine Bardon a su équilibrer et varier la narration de ce long roman ; les chapitres sont courts, les évènements s'enchainent sans temps morts, à un bon rythme qui alterne péripéties, études psychologiques des personnages et réflexion sur l'Histoire en marche. le lecteur est emporté à la suite des héros dont il veut connaître et accompagner le destin.
L'écriture est d'abord à la première personne et le reste, la plupart du temps ; c'est le jeune chef de famille qui s'exprime et, lorsque le temps traine en longueur, ce sont les carnets qu'il a tenu qui se substituent à son récit, sorte de résumés réduits aux grandes lignes de longues périodes, certes pénibles ou pas forcément inintéressantes, mais sans faits marquants. Pour ce narrateur intra-diégétique, l'écriture est aussi « un moment d'intimité, un bon dérivatif au travail physique éreintant et à la vie en communauté ». Pour le lecteur, c'est un JE à deux voies, à deux niveaux qui s'entrecroisent et se complètent.
Puis, un narrateur omniscient prend brièvement le relais quand le parcours des héros principaux est noyé dans une aventure collective et se confond avec une forme d'errance presque abstraite tant elle est surréaliste ; c'est aussi le cas quand il s'agit de prendre un peu de distance pour montrer la vision du couple, lors de moments particuliers ou privilégiés...
Comme pour tout vrai roman historique, je salue l'important travail de recherche et de documentation menée par l'auteure et la remercie de la richesse des notes de bas de pages, pour la chronologie historique à la fin du volume et pour les sources citées.
Ce livre a une réelle portée didactique ; il s'appuie sur des évènements réels et s'échelonne tout au long de véritables jalons historiques.
Naturellement, l'univers référentiel de
Catherine Bardon situe son propos :
Kant,
Simone Weil,
Stephan Zweig sont les auteurs cités en épigraphe des parties du livre que je connais le mieux… Elle évoque aussi, entre autres,
Nietzsche,
Dante,
Schopenhauer,
Montaigne ou encore
Alfred de Musset... Cependant c'est bien l'ombre de
Stephan Zweig qui plane sur le récit, qui l'auréole du début à la fin même au-delà de son suicide en février 1942 car il n'est jamais facile de recommencer sa vie de fond en combles.
J'ai été particulièrement sensible à la thématique des lieux ; dans la première partie, la ville de Vienne est un personnage à part entière, impériale ; plus tard, cette ville et l'Autriche toute entière deviendront un paradis perdu, un symbole nostalgique de l'exil et du déracinement. Ce sont les mots empruntés par
Catherine Bardon à
Stephan Zweig qui la définisse sans doute le mieux : « à l'instant où le train passait la frontière, je savais comme Loth, le patriarche de la Bible, que derrière moi tout était cendre et poussière, un passé pétrifié en sel amer ».
Puis, c'est un camp de réfugiés à la frontière suisse où l'attente et le désoeuvrement dans des conditions de vie spartiates rythment le quotidien… de même, les bateaux sur lesquels s'effectuent les traversées deviennent des décors de huis-clos où s'exacerbent les espoirs et les désillusions.
Enfin, Sosúa porte en filigrane le choix par défaut d'une communauté juive dans son ensemble mais hétéroclite dans ses individualités. C'est aussi un huis-clos « drolatique avec ses personnages hauts en couleur ». La vocation d'un kibboutz est avant tout agricole et là se retrouvent d'« indécrottables citadins », des professeurs, des médecins, des musiciens, des commerçants… plutôt démunis face à la chaleur, aux insectes, aux travaux manuels et artisanaux et à une vie particulièrement frugale. Les affaires de coeur et de cul y prennent beaucoup d'importance… À Sosúa, se développe « un condensé d'humanité, une université exceptionnelle sur la nature de l'homme, où l'idéal pionnier menace de voler en éclats ». C'est aussi un havre de paix, un « cocon tropical » loin de la guerre qui fait rage en Europe, une sorte de parenthèse avant que la structure évolue vers de
nouvelles orientations. Enfin, Sosúa deviendra le lieu de la culpabilité de ceux qui sont partis avant les déportations et les chambres à gaz… Quant à l'Histoire de la république dominicaine, la dictature de Trujillo, son assassinat…, les colons juifs les verront sans se sentir concerné, comme en marge des évènements.
À la fin du roman, le jeune état d'Israël essaie de construire son Histoire en évacuant l'amertume et en faisant la paix avec les souvenirs douloureux notamment à l'occasion du procès d'Eichmann.
Ce premier roman m'a conquise pour toutes les raisons que je viens de développer et peut-être plus encore ; ce fut un plaisir de s'y plonger, de retrouver les personnages très travaillés plusieurs jours d'affilée car c'est une lecture qui prend un peu de temps, d'être surprise par le dénouement, de refermer les pages avec tristesse que ce soit terminé…
La force tranquille de ce premier roman, sa maîtrise, son format… font qu'il est très au-dessus du lot.
Bravo et merci à
Catherine Bardon.