L'ouvrage issu de la collection livrets d'arts des éditions Marguerite Waknine, se présente comme un fascicule d'une cinquantaine de pages A4, pliées, non cousues, et s'ouvre en son milieu sur une oeuvre très célèbre de l'art brut :
la robe de mariée créée par Marguerite Sir, alias Marguerite Sirvins, née en Lozère en 1890. Cette robe, remarquée par
Jean Dubuffet, est aujourd'hui exposée au Musée de Lausanne en Suisse.
Marguerite Sirvins, modiste de son métier qui aimait la vie et ses plaisirs, fut internée à l'âge de quarante et un ans pour troubles schizophréniques à l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban, un établissement de triste réputation. Elle y resta jusqu'à la fin de sa vie en 1957. Elle pratiquera dans cet asile l'aquarelle, le dessin ainsi que la broderie, en utilisant des morceaux de chiffons tissés à des soies de couleur, à des fils de laine qu'elle tirait de vieux chiffons. Elle travaillait d'instinct sans modèle ni esquisse. En proie à des hallucinations et à des délires paranoïaques de plus en plus fréquents, elle mit un terme à ses activités artistiques en 1955. Toutefois la créatrice entama dans les dernières années de sa vie son grand oeuvre : nourrie d'un rêve impossible, d'une quête quasi mystique, elle se mit à confectionner une robe pour ses futures noces selon la technique du point de crochet, avec pour simples outils des aiguilles à coudre et du fil issu de draps usagés. Un tour de force, de volonté et de patience, d'une finesse incroyable qui nous bouleverse par sa beauté et son contexte de création.
Le projet de l'auteur Katherine L. Battaiellie est ici de nous donner à entendre les pensées intimes de Marguerite Sir dans une sorte de monologue intérieur, un flux continu de conscience (d'où l'absence de ponctuation et les libertés grammaticales) avec ses dérives, ses égarements, ses rêves improbables. On entre au plus près de son esprit, de son âme, on écoute les voix qui l'habitent. On reste là, à ses côtés, à la regarder penchée sur son ouvrage, repliée sur son rêve, sur cette certitude inébranlable : son Amour, tel le Messie, viendra la chercher, l'emmènera dans sa maison et ce sera le Paradis : « avec ma robe je vais à une nouvelle vie qui sera ma vraie vie ». Sa vision idéalisée de l'amour et du mariage n'en est pas moins très concrète, très charnelle, d'où l'effet encore plus troublant sur le lecteur.
Au fil des pensées de Marguerite, on se fait une idée assez claire de l'arrière-plan terrible qui présida à cette création majeure de l'art brut : le plus grand dénuement moral, affectif et matériel, le froid, la faim, les moqueries, les harcèlements, les cris, les délires hallucinatoires, l'absence de soins… Et on s'étonne que, dans cette détresse sans nom, rien ne parvînt à la détourner de son projet. La robe de fête fut brodée jusqu'à son dernier bouton. Un vêtement tout en dentelle qui tenait des nids d'oiseaux, un subtil montré/caché qui ne fut jamais porté, jamais étreint par des bras aimants. le mannequin sans tête qu'habille aujourd'hui la robe au musée de Lausanne semble matérialiser le corps absent de Marguerite, la vie qui lui fut volée par la maladie et l'enfermement.
Outre le point de vue interne très poignant adopté par l'auteur, ce qui nous touche dans ce destin hors du commun, c'est la recherche forcenée du bonheur, cette croyance absolue en l'Amour que rien ne peut contredire, et surtout pas les réalités immédiates pourtant bien prégnantes. Coudre cette robe pour Marguerite, c'est retisser les fils de sa vie, c'est remailler le vide qui l'habite, c'est sublimer sa détresse envers et contre tout, avec le peu qu'elle a sous la main. Humblement, patiemment. Non elle ne sombrera pas dans ce mouroir, elle vivra, survivra, autrement. Elle défiera le temps, la raison, existera enfin en remplissant sa vie de milliers de petits trous. Maîtrisant le fil de son existence à la seule pointe de son aiguille, elle donnera une forme à son corps de femme jusque-là inutile, elle s'accrochera comme elle peut à ce qu'elle sent vibrer en elle. Marguerite ou la création patiente et obstinée, le rêve plus fort que la réalité. Un chas d'aiguille plus grand que la souffrance.
Katherine L. Bataiellie réussit, dans ce très beau texte, à nous transmettre avec finesse, sensibilité et réalisme la part artistique, infiniment poétique de Marguerite Sir, qui nous donne une leçon de vie essentielle : ne pas désespérer, jamais, continuer à faire, à croire à la beauté, quoi qu'il arrive, « pour toute l'étendue du temps devant nous ». Y a-t-il une autre exigence à l'art ?