Le Voyage de Victor suivi de Promenade de santé

ELLE : Ce n'est pas ça. C'est plus compliqué.
LUI : Au contraire, pour moi c'est très simple. Si j'avais des enfants, des enfants disposés comme je crois me souvenir qu'un enfant devrait l'être avec un père aimant : ils seraient déjà là. Ils auraient défoncé la porte. Ce sont les tout premiers regards que j'aurais croisé en me réveillant dans cette chambre d'hôpital. Ce n'est pas avec vous que je boirais ce thé sans sucre, ce n'est pas sur vous que je déverserais l'enfer de ma pensée trouée : si j'avais des enfants tels que je l'entends, il y aurait déjà des rires et des souvenirs un peu partout dans cette maison.

LUI : Oui, c'est toujours une vie. Je sens, là, quelque part, que nous sommes d'accord : un amour c'est une vie. Un grand amour, c'est toute une vie. Et il faudrait mourir après chaque histoire pour que la suivante ne porte pas le deuil de la précédente.

LUI : Pourquoi ? Je crois qu'elle me quitte parce que j'ai très peur qu'elle me quitte. Une angoisse de chaque instant. Le monde entier est une menace. Vous savez comment ça se passe ? On doute de son intelligence alors on devient bête. Je doute soudain de mes charmes. Alors je les perds, évidemment.

LUI : La voiture aurait dû prendre à gauche, rue de Bretagne, naturellement. Mais elle s'est foudroyée contre le mur d'en face. Ce n'était pas désagréable. En quelques centièmes de seconde, j'ai dit au revoir à tout le monde. J'ai dit : « Au revoir, tout le monde. »





LUI : Parce qu'ici je pensais que vous étiez en cure. Je pensais qu'ici, dans ce petit périmètre, avec le traitement de cheval qu'on vous balance dans les veines, la petite voix prenait le pouvoir sur la pétasse de concours… Oui, je pensais qu'ici, le temps d'un séjour, au milieu de toutes ces raclures psychotiques, de tous ces toxicos maniaques... Dans c'est ambiance nauséabonde et morbide, cette odeur de javel industriel… Je pensais qu'ici, et seulement là, il y avait VOUS, et MOI...

LUI : Jamais. Déjà j'entends l'obsessionnel, en moi, qui se révèle… Je vais vouloir tout effacer, tout écraser, être le premier, le meilleur, L'ESSENTIEL, l'amant « originel », le seul plaisir entre vos jambes, le seul souvenir dans votre gorge. Je vous ferai payer tous ceux qui sont passés avant, méthodiquement, diaboliquement. Tout en sachant que c'est ridicule, et que c'est peine perdue… Pourtant j'insisterai quand même, je vous abrutirai de questions, je me rendrais indispensable en vous faisant gober que MOI SEUL vous comprends, que moi seul vous estime, que vous n'êtes qu'une catin, un étron sur pattes, que vous avez une chance inouïe, d'avoir un type comme MOI, tous les matins, dans votre vie. Chaque jour que Dieu fera, j'irai fouiller dans votre esprit, la moindre trace d'une tromperie… et l'on pleurera ensemble des larmes brûlantes en se réconciliant, avant de se fâcher encore, et puis de se réconcilier, de se fâcher à nouveau, de se réconcilier, fâcher, réconcilier, fâcher, réconcilier… !

ELLE : Ne partez pas.
LUI : Oh si... Je je suis très fier de moi. Énorme dose de mégalo. C'est l'une des plus belles choses que j'ai faites dans ma vie. Elle va soulager ma conscience et gonfler mon ego pendant au moins deux ans. Maintenant je vais lever la tête – présenter mon meilleur profil – et je vais conclure par cette réplique aussi cliché que sincère : « Petit ange, petite étoile d'amour, je vous aime beaucoup trop pour vous faire subir une histoire avec moi… »

ELLE : Ouvre-moi la tête et tu ne verras que ta gueule, en deux mille exemplaires, des « mini toi » qui empoisonnent et parfument la plupart de mes pensées...

LUI : Écoutez, petit ange : apparemment vous êtes fidèle à ce qu'on était là-bas, sur le banc de la clinique. Ce n'est pas mon cas. Là-bas, vous êtes la plus jolie et je suis le plus charmant. Là-bas, on est en vacances forcées, ici je suis au chômage une semaine sur deux. Là-bas, on se plaint de la taille de nos chambres, ici j'aurais trop honte de vous montrer la mienne. Là-bas, nous deux, c'est romanesque. Ici, c'est pitoyable. Je n'ai aucune envie de vous présenter à mes parents. Je n'ai aucune envie de me présenter aux vôtres. Ici c'est la réalité : vous n'existez pas. Vous carburez aux convictions et je carbure aux doutes.  Or vous avez raison : on ne va pas se guérir d'être soi, non ?