MOUCHOIR DE NUAGES
(…)
L'amour qui en de fines et pures circonstances
frappa de si subtils regrets mes jours, mes nuits,
aux portes closes du temps avec des gestes doux
qui ne réveillent pas les voyageurs d'hôtels,
et dont je me crus veuf, dont je pleurais le deuil,
que je crus arraché de ma poitrine mure
et emporté loin, loin, par le viril et rude
courant de boue nuptiale, rapide et volcanique,
vient aujourd'hui troubler la calme hypothèse
pareille au vin magique qui dans la cave fermente
au fond de la tête lente et de mal solitude.
La nuit, comme une soupape, fermait le large tuyau
par où s'écoule le jour, le luxe de sa lumière ;
les vies, petites et grandes, alternativement,
sentaient encore une fois du rêve et du sommeil
la noire fumée antique peser sur la balance
de leurs paupières dociles et lourdes de chansons.
Mais moi, empli du bruit laissé par ses paroles,
-des traces effacées de pas, sur le désert
qu'était ma destinée le jour où je la vis,-
vibrant comme sa parole au son du souvenir,
j'étais debout ici, tachant de mesurer
du temps le résidu que la mémoire dépose
le long de son parcours, les tranches de mots rares,
les perspectives d'images fuyantes et habiles,
de moudre ces grains dures et lourdes en pensées ;
farine de cerveau, poussière de ce monde.
Le sable, si le vent tourmente sa clarté,
aveugle la gaîté des humbles piétons,
et la pensée aussi roulant autour d'elle-même
vous voila du tourbillon le fruit et le mensonge.
Ainsi je reste épave du quotidien naufrage.
L'amour me cache les yeux du coeur et du cerveau.
Les poissons rapaces, les monstres des nuages,
les haines, les douleurs, les crises, les horreurs,
les vices, les microbes et les mauvais génies,
me frappent, m'humilient, me mordent et déchirent
l'allure préparée avec des soins propices
que je devais porter ce soir au bal de l'Opéra.
Et tout cela pour deux yeux bleus
et pour le five o'lock tea que le crépuscule
offre au printemps dans des tasses de porcelaine, invisibles comme les étoiles
ACCES
Magique démarche des nuits incomplètes
des nuits avalés en hâte de boissons amères avalées en hâte
nuits enfouies sous le terreux paillasson de nos lentes passions
rêves arides par de longs regards de corbeaux becquetés
salis mouillés lambeaux de nuit nous avons élevé
en nous chacun de nous une tour de couleur si hautaine
que la vue ne s'accroche plus au-delà des montagnes et des eaux
que le ciel ne se détourne plus de nos filets de pêche aux étoiles
que les nuages se couchent à nos pieds comme chiens de chasse
et que nous pouvons regarder le soleil en face jusqu'à l'oubli
et pourtant mon repos ne trouve sa raison
que dans le nid de tes bras la marée de le nuit
après l'éclat des orages criards ruisselle la mort
c'est le corps décousu d'une panoplie de la terre
qui s'égrène au collier de nos rêves d'oubli
SIGNAL
(…)
Je ne puis pas t'écrire
je suis trop sale du mélange de sommeil de suie que le train a agité pendant toute la nuit
dans la bouteille de la nuit
et pourtant les paysages juxtaposés aux solennelles indécisions des hanches
par mille détours de croupissantes ciselures te feraient comprendre
qu'entre l'amour et la maudite coïncidence
j'ai planté le grain de ton savoureux chagrin
mais nous sommes si éloignés de la chantante étreinte
qui unit à l'amitié la chair flexible de destins
les couloirs des wagons sont sales
les coussins se durcissent sous nos têtes comme nos têtes
et le pouvoir de celui qui nous envoie à travers le monde
en longues files d'orages migrateurs
dans ces canots et ses trains de calcinants sortilèges
annonce l'éclipse des voix au thermomètre de nos veines
vois nos veines
chahutés basculés sursauts que la balane entraîne
mais quelle obscurité soudain enlève les couleurs comme des chemises
leurs chemises
aux collines voluptueuses
la lumière de tes cheveux étouffe dans le tunnel
et le tunnel
de tes yeux aux miens le soleil s'effeuille
sur le seuil du rêve sous chaque feuille il y a un pendu
de tes rêves aux miens la parole est brève
le long de tes plis printemps l'arbre pleure sa résine
et dans la paume de la feuille je lis les lignes de la vie
Quel est ce chemin qui nous sépare
à travers lequel je tends la main de ma pensée
une fleur est écrite au bout de chaque doigt
et le bout du chemin est une fleur qui marche
avec TOI
125 ans depuis la naissance de Tristan Tzara