Ouvrir le champ des possibles pour que l'imprévu advienne
En introduction,
Mathieu Bellahsen souligne, entre autres, les ruptures induites par les politiques néolibérales, la mise en avant d'individu « libres de choisir » sur des marchés naturalisés, le principe de concurrence des tou-te-s contre tou-te-s, la norme de l'individu-e comme auto-entrepreneur-e… bref « une liberté conditionnelle, une liberté contrainte à l'intérieur du cadre de la concurrence appliquée à toutes les sphères de l'humanité ».
L'auteur indique « Nous nommerons « santé-mentalisme » l'articulation de la santé mentale et du néolibéralisme ». Il parle aussi des processus disciplinaires, des dispositifs de sécurité, des statistiques produisant une illusion de continuité, de fabrication de normes, de négation des effets des constructions sociopolitiques, du travail de la langue, des notions (pseudo)scientifiques qui servent à masquer et légitimer de réelles politiques.
« La santé mentale dans sa forme actuelle est un processus de normalisation visant à transformer le rapport des individus, des groupes et de la société dans le sens d'une adaptation à une économie concurrentielle vécue comme naturelle »… Et dans son champ professionnel, la psychiatrie, des pratiques visant à « instituer l'inappropriable ».
L'auteur revient sur l'histoire du concept de « l'hygiène mentale », sur les courants progressistes de soignant-e-s après la seconde guerre mondiale, la transformation des milieux d'accueil, le rejet des « pratiques concentrationnaires », les volontés de « rebâtir un lien social », le « désaliénisme ». Il parle aussi des relations entre « une théorie du développement du psychisme et une théorie du sujet permettant d'ouvrir une perspective dynamique là où prédominait l'irrémédiable des état pathologiques », la création du « secteur psychiatrique ». Il poursuit sur les critiques radicale de l'ordre psychiatrique dans les années 70.
Mathieu Bellahsen analyse les réorganisations des années 80, la concurrence entre les cliniques privées et le secteur public, la préférence à l'urgence, au « traitement de la crise », les développements technicistes, la fragmentation des collectifs de soin et leur transformation « en prestataires de services psychiques », l'orientation « organiciste de la psychiatrie » ou la « neuropsychiatrie modernisée prétendument « scientifique » »…
J'ai notamment apprécié le chapitre V « Classer, gérer, normaliser », sa critique du Manuel diagnostique et statistique (DMS), de la prolifération des diagnostics, « Ces nouvelles entités diagnostiques sont symptomatiques du rapport de la société aux luttes politiques et des rapports entre l'individu, le collectif et la société ». L'auteur montre les modifications des milieux de recherche, les « convergences d'intérêts entre l'industrie pharmaceutique et le système assurantiel nord-américain », les classifications dépossédant les personnes, l'impact des nouvelles molécules et l'invention de « nouveaux troubles ». Il souligne la soit-disant présentation « apolitique et athéorique » du nouveau modèle classificatoire et l'expansion du champ de « la santé mentale »…
« les gouvernements renoncent au politique pour se soumettre aux exigences de la « science » promue par certains experts »… un air bien connu aussi dans d'autres domaines. L'auteur discute de la science, du découpage du réel, de la contextualisation nécessaire, des instrumentalisations, des liens entre politique de santé publique et rationalité néolibérale, « les discours sur la santé mentale positive sont au service de l'entreprise de soi »…
Mathieu Bellahsen parle de fondation de « neuropolitqiue ».
L'auteur analyse aussi le « développement » de l'autisme, le camouflage de la pénurie, la notion de « bien-être » et sa transformation en norme, « le contenu du « bien-être » est lié à l'adaptation au milieu social et non à la transformation voire à la révolte contre celui-ci ». Il analyse les discours institutionnels et les politiques menées. Il insiste sur les pratiques de ségrégation et d'exclusion, la réduction de la complexité à des éléments biologiques, la survalorisation des traitements médicamenteux…
Dans un dernier chapitre intitulé « Praxis instituantes », en référence à un concept énoncé par
Pierre Dardot et Christian Laval,
Mathieu Bellahsen parle de « déconniatrie », de liberté de circulation, de subversion de l'institué, des « dimensions de l'être avec », des aigus du quotidien, des réflexions et pratiques collectives, de temps à aménager pour ne pas transformer les relations en « activité occupationnelle ». Il nous rappelle que « c'est au cadre de s'adapter à la créativité humaine et non l'inverse ». le titre de cette note est extrait de la dernière phrase de l'auteur.
Un petit livre utile pour mettre en débat des politiques qui se disent neutres et apolitiques, des expert-e-s s'arrogeant au nom de la « science » la confiscation des disputes démocratiques.
Je suis cependant dubitatif sur l'insistance mis sur le langage, le discursif, la non historicisation de ce que nous nommons « souffrances », le caractère « intime et privée » qu'aurait eu la santé mentale antérieurement…
Reste que les maladies dites mentales relèvent (aussi) de la confrontation de l'individu-e avec elle/lui même et aux autres dans l'ensemble des rapports sociaux. Une fois de plus, je ne peux que déplorer la non-interrogation sur le genre, ici, des souffrances mentales. Et il me semble inutile de supputer « de la dimension tragique inhérente à la condition humaine et de l'ineffable porté par chacun… », même sans « sur-estimer » ce que les actions autonomes, les auto-organisations collectives tendues vers l'émancipation, transformeraient chez les êtres humains concerné-e-s, dans leurs relations à eux-mêmes et aux autres.
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