Récapitulons ce point essentiel. Étant sans cesse au contact de sa propre expérience, l’un des protagonistes (le corrélationniste radical) se rend immédiatement compte que le terme effectif de la dispute est une pensée vécue emportant la conviction, et que toutes les absolutisations précédentes se donnent donc relativement à cette pensée présente. Mais il ne peut pas le dire sans tomber dans le piège logique tendu par son compétiteur, qui consiste à le pousser à faire un pas de plus dans la formulation de métaprincipes. L’autre protagoniste (le matérialiste spéculatif) est au contraire tout entier tendu vers les propositions engendrées par son raisonnement, vers les contradictions qu’il parvient à mettre en évidence dans le discours de son compétiteur ; et il se rend par là inattentif au fait banal qu’il s’engage ainsi dans un processus de pensée. Pour sortir de ce dialogue de sourds, le corrélationniste a cependant une ressource non conventionnelle : celle d’inviter son partenaire matérialiste à accomplir le geste de la réflexion à un moment décisif de l’argumentation, et à faire l’expérience de l’impuissance des démonstrations à annuler la conséquence de son ultime aperçu post-démonstratif.
Pour juger de la capacité du matérialisme spéculatif à nous affranchir du carcan imposé à la pensée par la vague libératrice qui l’a précédé, nous devons commencer par interroger cette dernière. Quel est le sens de la libération
kantienne, et quel est le motif des mouvements récurrents d’insubordination qui l’ont déjà défiée dans le passé ?
Pour le physicien, ce problème philosophique a de surcroît une importante conséquence pratique : c’est que la représentation du but de l’investigation (la « réalité ») dépend si entièrement des moyens d’y accéder, que celui-ci risque de devenir méconnaissable à l’issue d’une utilisation de moyens inédits.
Telle est la leçon de finitude que Kant avait retenue de son maître en anti-dogmatisme, puisque, déjà, selon Hume « nous pouvons bien pousser notre imagination jusqu’au ciel, ou jusqu’aux limites extrêmes de l’univers ; en vérité
nous ne franchissons aucun pas au-delà de nous-mêmes
La variation la plus féconde qui est offerte à la philosophie, à la suite de la réinterprétation « ptolémaïque » deKant, consiste en un redécoupage simple et vigoureux de l’espace des théories de la connaissance.
Avis aux illuminés des trous noirs et aux équilibristes quantiques, et si votre espace-temps faisait un bond en arrière, direction l'atomisme des premiers penseurs grecs ?
Pour cet avant-dernier épisode, un faisceau de questions s'ouvre devant nous. Pour commencer par la plus large d'entre elles : que se doivent la science et la philosophie ? En quoi sont-elles interdépendantes ? L'une a-t-elle pris le pas sur l'autre depuis leur naissance commune, dans le lumineux berceau de l'Antiquité grecque ? Quel intérêt un immense physicien quantique comme Erwin Schrödinger a-t-il eu à retracer le rapport que les Grecs anciens entretenaient avec la nature et plus largement avec le réel ? N'est-ce pas parce que toute percée conceptuelle, dans le cas de la physique quantique notamment, demande de revenir à des fondements philosophiques et même métaphysiques ? En un mot, tout bon scientifique est-il philosophe ?
Dans ce podcast, vous naviguerez de l'atomisme à la philosophie quantique, de la pensée du hasard et de la nécessité aux sciences politiques modernes, et vous arbitrerez le match entre les sens et la raison, avec deux invités aux parcours croisés, Michel Bitbol et Vincent le Biez, tous deux physiciens devenus philosophes.
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