Pierre Bayle

« Car que faisons-nous avant l'âge de quinze ans ? Sentir la faim et la soif, le froid et le chaud ou quelque autre incommodité, le plaisir de téter ou de manger de la bouillie, de manier un jouet, de sautiller entre les bras d'une nourrice. Nous apprenons ensuite la langue de notre pays, ce qui donne lieu aux personnes qui nous élèvent de nous faire accroire toutes les sottises qu'il leur plaît. On nous apprend à lire et à écrire, du latin et du grec, si vous voulez ; mais cela n'empêche pas que notre sphère ne soit autour de mille petits passe-temps, et que nous nous laissions coiffer de tous les contes qu'on nous dit. La raison n'est pas encore assez forte pour se méfier de rien et s'opposer à l'introduction d'aucune erreur, excepté quand elles regardent quelque intérêt de la chair ou qu'elles combattent notre petite expérience, comme si on voulait nous persuader qu'on ne sent point de plaisir quand on boit avec grand-soif.

Bayle revendiquera toujours son origine française et, qui plus est, gasconne, et son appartenance au protestantisme. Il insistera sur ces idées, ces croyances qu'on « suce avec le lait », et sur l'importance de l'éducation. Il ne s'agit pas d'interpréter sa vie de manière déterministe : il a payé sa liberté au prix fort, et le réduire à la résultante des forces qui s'exercèrent sur lui n'aboutirait qu'à une caricature. Mais ses choix doivent être mis en perspective, et il importe de souligner le caractère historiquement situé de cette liberté et de ses modes d'expression.

Je suis persuadé qu'aujourd'hui, de quelque sexe que l'on soit, on n'a pas plus tôt vu le monde quatre ou cinq ans que l'on sait par ouï dire une infinité de choses grasses. Cela est principalement vrai dans tous les pays où la jalousie n'est pas tyrannique. On y vit dans une grande liberté. Les conversations enjouées, les parties de plaisir, les festins, les voyages à la campagne y sont presque un pain quotidien.

« L'homme est méchant et malheureux. Chacun le connaît par ce qui se passe au-dedans de lui, et par le commerce qu'il est obligé d'avoir avec son prochain. Il suffit de vivre cinq ou six ans pour être parfaitement convaincu de ces deux articles. »

On a beau choisir ce que l'on croit vrai, on n'en a pas moins conscience d'être considéré comme un traître par les siens.