Il faut dire que, dès la première heure de sa comparution devant l'évêque et inquisiteur, le berger de Montaillou a proprement fait résonner la chambre supérieure de l'Évêché de Pamiers de véritables prédications des Bons Hommes de sa jeunesse [...] Est-ce que ce sont des mots qu'on peut dire d'une voix neutre et indifférente, quand ils ont engagé la vie et la mort de tant d'êtres proches, d'êtres chers, parents, frères, amis, et qu'on n'a devant soi plus d'autre espoir que le Mur ? Quand on lit aujourd'hui ces mots, imprimés, dans la belle traduction française que Jean Duvernoy a donnée de la traduction en mauvais latin que les notaires d'Inquisition en avaient eux-mêmes donnée, on ne peut les recevoir simplement comme un froid texte documentaire sur l'hérésie cathare au début du XIVe siècle. On ne peut comprendre leur force réelle qu'en fonction du contexte réel qui les entendit - et en restituant à la voix de Peire Maury l'émotion ou la peur qu'il sut, ou non, alors dissimuler. En reconnaissant à Peire Maury son courage, car ce sont -aussi- des mots de courage.
Un déposant devant l'Inquisition est placé en position, toujours avilissante, de soumission, acculé tôt ou tard à l'abjection. La suspicion et la culpabilisation absolues qui pèsent sur lui ne peuvent qu'amener à la destruction de tous ses repères sociaux, moraux, culturels : peu à peu, par la honte et la peur, il perd tout respect, respect des solidarités humaines qui le structuraient, respect de soi-même. Nier, frauder, fuir ses responsabilités, recalculer le vrai, se lamenter, dénoncer, dénigrer, pour survivre, pour surnager, pour se gagner un espace de répit, un lambeau de reconnaissance ou de pitié : entre honte et dégoût de soi, il est difficile de s'en sortir dignement. Peire Maury y parvient. Dans le gros registre de Jacques Fournier, sa déposition tranche sur la plupart des autres, par son absence d'empressement servile, mais au contraire par une espèce de hauteur sereine, d'assurance tranquille dans l'aveu qui ne fraie jamais avec la compromission.
Comment peut-on vivre sous l'épée de Damoclès de l'Inquisition, alors que l'hérésie criminalisée par le pouvoir représente "la foi de son père", et qu'on veut simplement y rester fidèle ? Alors qu'on est un simple berger, compétent, fier de l'être, et qu'on voudrait construire, balloté qu'on est dans l'hostilité de ce bas-monde, le fragile équilibre de fraternités humaines fondées sur l'Évangile ? Comment mettre tous ses espoirs de Salut dans la bonne fin des bons hommes, alors qu'il n'y a plus de bons hommes ? Comment faire face aux perpétuelles désillusions, aux trahisons, à la perte des siens, à la misère, comment vivre dans le danger permanent, comment survivre au désespoir et à l'angoisse ? Peire Maury a répondu en réinventant la notion de destin, puis en l'assument, le moment venu, avec dignité.