Trop de gens considèrent l'Histoire comme un conte de fées : les gentils doivent être très gentils et les méchants, très méchants, pour reprendre une fameuse chanson sensiblement ironique de
Michel Fugain et du Big Bazar.
Ajoutons à cela l'air du temps qui voudrait lisser l'Histoire tel un mannequin en couverture de magazine, et l'on obtient une réécriture conforme à une certaine idéologie mais pas à la réalité !
L'Histoire est retorse et beaucoup moins manichéenne qu'on le souhaiterait. le livre d'
Eric Brunet nous en apporte la preuve la plus manifeste. Avec un « regard personnel sur cet aventurier paradoxal » – regard romanesque étayé par une authentique recherche des faits –, l'auteur plonge les mains dans le bourbier Joseph Darnand.
Darnand, le héros incontestable de la Première Guerre mondiale, dont un coup de force contribuera grandement à la victoire sur les Allemands ; qui rêve d'ordre soldatesque pour la France ; oublié entre les deux guerres, va s'illustrer sous l'Occupation, notamment avec sa création : la Milice, un repère de tueurs dignes de la SS. Darnand prêtera d'ailleurs serment à Hitler. Lui, le bouffeur de « Boches », vendra ainsi son âme patriote au diable en signant un pacte maudit.
Mais pour traiter de Darnand il faut se frotter à d'autres personnages, que Brunet écorne volontiers, preuves à l'appui, dont un certain chantre de la liberté qui n'a pas toujours craché dans la soupe extrémiste :
François Mitterrand, décoré entre autres par le Maréchal Pétain, c'est bon de le rappeler !
Dans ce roman de la mauvaise conscience française, on rencontre ainsi d'illustres adhérents à l'idéologie collaborationniste qui, jadis, étaient à gauche toute, dont un certain Marcel Déat, auquel l'auteur fait dire, au cours d'un entretien avec un journaliste américain : « La vraie collaboration est un projet de gauche, monsieur Howard, auquel la droite conservatrice ne comprend rien ! » A voir le trombinoscope des têtes de l'hydre vichyste, force est de constater la pertinence de cette saillie.
Darnand, idéaliste du pire, poursuivra son jusqu'auboutisme qui – après un passage à Sigmaringen, refuge des collabos français en déroute, si génialement brossé par Céline dans son roman D'un château l'autre, et en Italie, pour traquer les partisans – le conduira au peloton d'exécution en octobre 1945, au fort de Châtillon. Entretemps, il aura bien été tenté de rallier la Résistance, mais ses convictions le maintiendront dans son camp. de toute façon, selon l'auteur,
De Gaulle n'en voulait pas.
En choisissant Darnand, Brunet démontre à quel point les hommes ne sont pas des êtres immuables et souvent le jouet des circonstances.
Victor Hugo écrivait ceci : « Les événements dépensent, les hommes payent. Les événements dictent, les hommes signent. »
Rien ne prédisposait cet « Artisan de la victoire » de 1914-1918 à s'aplatir devant l'Occupant, au point de le servir si fidèlement. Bien sûr Darnand a été doublement traître – comme Français et comme soldat plusieurs fois décoré pour sa bravoure face à l'ennemi – mais il y avait de l'idéalisme chez lui. Sauf qu'il y a des idéaux qu'il vaudrait mieux ne pas avoir.
Par ses choix il a effacé l'ardoise de sa gloire pour qu'on ne retienne plus que celle de son infamie.
Brunet a su justement retranscrire cette complexité d'un homme et son époque, et, grâce au ressort romanesque, écrire un destin, celui d'
Un monstre à la française protéiforme qui s'est perdu dans les limbes de l'Histoire.
Hélas, à notre époque de savoir prémâché et d'ignorance vaniteuse, rédiger un pareil texte relève de l'audace inadmissible. Les chasseurs médiatiques bien-pensants ont déjà commencé la curée !
On pouvait ainsi lire sous la plume de Thierry de Cabarrus, chroniqueur politique dans L'Obs - le Plus : « En écoutant Éric Brunet nous vendre son "monstre à la française", Joseph Darnand, comme un "héros de guerre", alors que l'histoire a retenu de lui qu'il était non seulement collabo, soutien de Pétain, mais aussi le fondateur de la Milice française, cette organisation paramilitaire supplétive de la Gestapo dans la chasse aux juifs et aux résistants, j'ai ressenti un vrai malaise. »
Evidemment, après ma lecture, je peux affirmer que c'est un ramassis de mensonges :
Eric Brunet ne nous a rien vendu, il nous a juste invités à la nuance. Si Darnand est l'indéniable salaud de la Collaboration, il a aussi, en 1918, à la tête d'un corps franc, fait prisonnier un état-major allemand et récupéré des documents qui ont permis de briser une grande offensive du camp adverse. Combien de vies françaises a-t-il sauvées alors ? Question embarrassante !
Je sais qu'il est devenu courant de réécrire l'Histoire, mais c'est précisément ce que n'a pas fait Brunet. Et parce qu'il ne se prend pas pour un historien, il a préféré se replier prudemment et humblement dans le roman. Roman qui n'est pas un dithyrambe, loin de là, adressé à la mémoire de Darnand.