Ombre sévère
Par le truchement de masse critique je reçois «
Ombre sévère » de la part d'une jeune éditrice
Paula Anacaona qui s'est lancée brillamment dans l'édition de romans brésiliens dont elle assure aussi certaines traductions. Tâche ardue et ambitieuse puisque avoir été romancier au Brésil au vingtième siècle n'était pas une sinécure : la dictature à visage découvert ou non censurait tout ce qui aurait pu porter ombre aux scélérats au pouvoir, et pire encore la censure était naturelle pour une population en grande partie analphabète.
Contrairement à l'Argentine ou au Chili qui envoyaient étudiants (et donc témoins) en Europe, le Brésil a toujours entretenu un sévère protectionnisme et donc un isolement endémique. Dans les années 70 fleurissaient sur les scènes des maisons de la culture françaises quelques épisodes théâtraux évoquant immanquablement la misère des paysans du « sertão », mais le filtre s'arrêtait là et si, très peu des grands écrivains brésiliens (issus naturellement d'une élite capable au minimum d'écrire et de faire des études) ont réussi le passage de l'océan et donc celui de la langue, ils n'ont pas vraiment délivré de message.
Agglutinée dans la conurbation Rio, São Paulo et Minas Gérais,20% de la population contemporaine brésilienne s'intéresse surtout à l'argent et aux sushis…. et trouver une librairie (avec des livres neufs et des traductions récentes) relève du défi à Rio, où les affidés de la dictature virés en 85 rôdent encore en plastronnant pendant que les étudiants en sciences sociales traduisent eux-mêmes
Nietzsche qu'ils photocopient sur la machine de l'université. L'urbain génère une autre forme de misère et pendant que certains s'empiffrent les autres vivent dans des conditions épouvantables. Cette misère-là inspire de jeunes romanciers que les éditions Anacaona ont décidé de traduire et de publier.
Editer et traduire les auteurs brésiliens c'est donc surtout les faire connaître en dehors de leurs hermétiques frontières. Bravo Paula, donc, pour cet effort (et merci entre parenthèse de m'avoir appris à parler portugais lorsque vous démarriez votre aventure éditoriale).
A dessein donc j'ai demandé ce livre parmi d'autres à « Masse critique » et il est arrivé accompagné d'une autre (« Kero » de
Plinio Marcos) pour faire pendant, avec un petit mot sympa. Merci donc à masse critique et à Anacaona.
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Ombre sévère" est un drame latin écrit par un Garcia Lorca brésilien qui chante le thème de l'amour, de la jalousie et de la mort. Deux frères aiment la même femme. Un frère trahit l'autre et le tue pour épouser la belle. Cela se passe évidemment dans le sertão au Nordeste du pays, terres de grande misère et de confusion morale induite par l'obscurantisme religieux.
Raimundo Carrero, l'auteur, ne pouvait être censuré en 1984 (à moins que…) dans la mesure où il dénude tellement cette terre et les hommes qui y vivent qu'on aurait du mal à trouver dans son texte prétexte à torture (mais en faut-il aux caciques amérindiens ?).Carrero ne dénonce pas, ne juge de rien.
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Ombre sévère » donne donc une image noble d'une civilisation méprisée, essentiellement constituée de paysans esclaves des grandes fazendas. Ces grandes exploitations perdurent et prospèrent tout en contribuant par d'énormes profits à l'isolement du pays qui loin d' « émerger » fabrique ses métastases urbaines qui en rongent les fondations.
Le livre est beau et les illustrations sont exceptionnelles. N'est-ce pas un paradoxe ?