...lorsque je faisais tourner sur le phono un concerto de Bach pour piano et orchestre, mon existence s'en voyait transfigurée . La musique me transfusait de la joie dans le sang, j'avais le goût de danser, de bondir. Il se dégageait de ces oeuvres une telle santé qu'elle se communiquait à tout mon être . J'étais comme debout au bord d'une mer d'énergie dont les vagues venaient ruisseler
sur ma peau. Je plongeais dans ces houles , je nageais jusqu'au large , rutilant de musique et de lumière, sans éprouver la moindre fatigue.
La mer que dépeint si admirablement Debussy n'est pas qu'une vaste étendue d'eau. C'est aussi une description sonore de la mer que chacun de nous porte en lui. Notre corps est une enveloppe parfaitement délimitée , mais
il contient des abîmes sans limites. Dans mon coeur est tout petit s'étend la mer sans fin du mystère.
Parfois, avant d'écrire, la blancheur de ma feuille m'aveugle comme un paysage d'hiver . Et si j'y pose ma main droite, je la retire rapidement, gelée comme si j'avais plongée dans la neige. Alors je dessine un gros soleil sur la feuille , deux, trois, quatre soleils, et quand j'ai réussi à réchauffer l'atmosphère, je me sens plus en forme pour commencer à travailler.
Un livre est une île. On y plante des arbres, on érige des maisons, on le peuple de personnages, on l'habite comme une étendue de terre immobile procurant l'illusion délicieuse de ne plus être emporté par le fleuve du temps.
Je suis entouré de palmiers et de massif de vignes de mer aux larges feuilles rondes et caoutchouteuses. J'ai devant moi la plage de sable blanc. je contemple la mer.
Je fais tourner le concerto pour flûte «Le cardinal» de Vivaldi et j'écoute avec ravissement les oiseaux qui enchantaient l'ouïe du musicien, au XVIIIe siècle. Grâce à leurs plumes, les oiseaux peuvent voler. Grâce à sa plume, le compositeur peut planer au-dessus des siècles, des guerres, des souffrances et des morts. Le souffle et les doigts agiles du flûtiste recréent pour moi le ramage des cardinaux de Venise, tel qu'il vibrait dans l'air ensoleillé d'un matin d'il y a plus de deux cent cinquante ans. Les trilles de la petite créature ailée vivent encore dans mon oreille avec la même spontanéité qu'en ce beau moment de jadis. Les cardinaux qui m'émerveillent, ce matin, je voudrais prolonger leurs arabesques sonores grâce aux pouvoirs magiques de mon art. J'écris pour essayer de sauver un oiseau. Pour qu'une femme ou un homme, dans deux cent cinquante ans, puissent entendre, grâce à mes mots, le chant du petit cardinal qui, ce matin, me ravit le cœur. Et cette entreprise donne un sens à ma vie. Seul l'art peut conserver vivante une âme; dans l'oeuvre d'art, jamais ne cesse de battre le cœur d'un auteur. Comme je ressens la faiblesse de mes moyens, mon impuissance à traduire avec des mots l'éclat et la fraîcheur de ces notes volantes! Comment le mot «beauté», avec ses six lettres banales, peut-il prétendre enchâsser un Absolu?